vendredi 25 mars 2016

Etat espagnol. Crise et débats au sein de Podemos, par Miguel Urbán et Brais Fernández


Que personne ne s’attende à trouver dans cet article un règlement de comptes ou des rumeurs internes sur Podemos. Nous sommes convaincus que ce qui importe c’est tout le contraire: se calmer, rétablir de la sérénité, débattre, expliquer et se préparer. Les gens, les forces qui appartiennent au bloc du changement observent ladite «crise de Podemos» avec stupéfaction, sans comprendre ce qui se passe. Iñigo [Errejón] et Pablo [Iglesias] se sont disputés? Existe-t-il des différences au sein de Podemos? Il ne suffit plus de répondre qu’il s’agit d’une invention de la presse lorsque tu l’as toi-même mis en avant Il faut faire l’effort de débattre et tenter de comprendre pour progresser. Il convient de sortir de la paresse intellectuelle consistant à publier sur Twitter ou à pontifier sur Facebook.


En ces temps de rythmes effrénés, les légitimités – de même que les certitudes – sont plus volatiles et plus diffuses que jamais. Le «prince» du XXIe siècle, le parti organisé, doit vivre dans une tension créative avec le mouvement, avec cet intellect général pluriel, dispersé et changeant [allusion plus ou moins pertinente aux écrits de Gramsci «actualisant» ceux de Machiavel dans ses réflexions politiques]. D’un autre côté, un groupe dirigeant responsable, ferme sur ses principes mais toujours au service des classes populaires, est plus que jamais nécessaire.


Ladite «crise de Podemos» ne peut s’expliquer qu’en ces termes. Un parti qui a reçu plus de cinq millions de suffrages, mais qui est très faible pour ce qui relève de l’organisation à partir d’en bas. Un parti pluriel sans pluralisme. Un parti au sein duquel le débat politique a tendu trop de fois à être remplacé par la «rumorologie». Un parti où l’on parle de «familles», de «clans» plutôt que de «positions» ou de «courants». Un parti qui n’a toujours pas atteint le rang de «prince» parce qu’il n’est pas parvenu à établir une tension créative avec le mouvement mais, au contraire, à une tension peu productive et, certaines fois même, destructrice. Un parti jeune et vivant qui tombe malade chaque mois qui passe. Un parti rempli d’accords et de désaccords.



Il y a, bien sûr, un consensus sur un grand nombre de points fondamentaux: sur la nécessité de faire dégager les vieux partis, sur l’urgence de dépasser les contraintes culturelles et politiques de la vieille gauche ou encore sur l’obligation d’être un instrument pour un grand nombre de gens et non pour quelques-uns. Il y a également un accord sur d’autres choses qui ne devraient pas être fondamentales, mais qui ont leur importance, tel que le leadership populaire de Pablo Iglesias dont nombreux sont ceux qui, malgré les divergences, considèrent comme un dirigeant de grande valeur intellectuelle, à même d’établir un lien comme aucun avec ceux et celles d’en bas. Et, comme au temps de Marx, où tout le monde appréciait Hegel bien que certains le lisaient à partir de la droite et d’autres à partir de la gauche, nous aimons tous Gramsci, bien que certains sont des «gramsciens de droite» et d’autres des «gramsciens de gauche».


En revanche, il n’y a pas eu d’accords sur bien d’autres éléments. Il n’y a pas eu d’accord sur la nécessité de créer des structures de base démocratiques, capables de gérer et de faire office de contrepoids, d’être des unités de base à partir desquelles seraient choisies les directions. En lieu et place de cela, l’option retenue a été un modèle plébiscitaire au sein duquel les gens ne discutent pas, n’aboutissent pas à un consensus: on ne peut qu’y adhérer. Il n’y a pas eu d’accord sur la formation d’un parti-mouvement qui puisse recueillir et intégrer, sans exiger une adhésion inconditionnelle, l’ensemble du patrimoine riche de militant·e·s issu du 15M [le mouvement des indigné·e·s, à partir de mai 2011]. Le choix s’est porté sur une machine de guerre électorale. Il n’y a pas eu d’accord sur l’abandon des grandes lignes programmatiques de rupture tels que les processus constituants, la démocratisation de l’économie par le biais de la socialisation des secteurs financiers et productifs stratégiques ou encore sur des mesures radicales contre la crise et les attaques contre les salaires tel que la rente de base. 

Nous n’étions pas d’accord et le programme a été modéré, adoptant un cadre keynésien, qui fixait l’axe de sortie de crise autour de mesures palliatives devant être adoptées par un gouvernement futur, au lieu de se fonder sur l’auto-organisation de classe et populaire ainsi que sur le conflit. Il y a eu de nombreuses divergences, nous continuons de penser ce que nous pensions auparavant et rien ne se passe. Nous le défendons ouvertement et nous souhaitons convaincre sur le fait que nos positions sont les plus favorables au changement.


Néanmoins, Podemos étant un parti de paradoxes, le modèle gagnant qui a été adopté, curieusement, se retourne contre ceux qui l’ont façonné. La destitution de Sergio Pascual [secrétaire d’organisation de Podemos, il a été démis de ses fonctions le 15 mars 2016] s’est faite de manière statutaire et respectueuse du modèle de parti approuvé à Vistalegre [lieu où s’est tenue, à Madrid en octobre 2014, l’assemblée fondatrice de Podemos]. Pablo Iglesias a utilisé ses attributions en tant que secrétaire général pour destituer l’un des exécutants principaux du modèle Vistalegre, fondé sur la construction verticale et autoritaire, sur le fameux virage en direction du centre en matière de positions politiques, sur un modèle plébiscitaire-populiste [en référence aux idées d’Ernesto Laclau] qui copiait sur trop de points les partis communistes du XXe siècle mais sans leur enracinement parmi les forces sociales vives. Les secteurs démissionnaires du Conseil citoyen de Madrid ainsi que Sergio Pascual lui-même, appartenaient au secteur qui a élaboré, défendu et mis en œuvre Vistalegre.


Tout cela s’est produit, qu’il s’agisse ou non d’un hasard, alors que Pablo Iglesias approfondissait l’idée de la construction d’un camp populaire différencié, non subalterne, antagoniste, face aux élites et alors que sa figure, rappelant celle de Julio Anguita [secrétaire du Parti communiste espagnol entre 1988 et 1998, coordinateur d’Izquierda Unida entre 1989 et 2000, figure charismatique], devient la cible principale sur laquelle se concentrent toutes les balles du régime. 

Nous faisons face, pour emprunter la formule de Gramsci, à un cas de «césarisme progressiste»: «le césarisme est progressiste lorsque son intervention aide les forces progressistes à triompher bien que cela soit avec certains compromis et caractéristiques qui limitent la victoire.» C’est-à-dire, Pablo Iglesias semble avancer (c’est curieux, avancer en reculant) vers des positions plus fraîches, qui rappellent cet ancien Podemos de lutte et de gouvernement, celui qui donnait la chair de poule dans ses meetings, mais il le fait dans le cadre construit après Vistalegre, un cadre plein de limitations, de pièges bureaucratiques et d’insuffisances.


Il s’agit désormais d’aller plus loin dans deux directions. Tactiquement, il nous appartient d’éviter d’autres actions irresponsables, qui alimentent l’idée d’une crise alors que ce que nous devrions faire est de nous préparer, avec des débats, dans l’unité sur une base de pluralité, à affronter les deux options à venir: une grande coalition [PP-PSOE avec le soutien de Ciudadanos] ou de nouvelles élections [en juin]. Stratégiquement, ce qui s’est passé au cours des derniers jours au sein de Podemos, devrait ouvrir une vaste réflexion sur le parti-mouvement dont les classes populaires ont besoin. Pour cela, il ne suffit pas d’exprimer son accord, des exemples concrets sont nécessaires. 

Au sein du Conseil citoyen de la communauté autonome de Madrid, une nouvelle étape s’ouvre. Elle doit s’ouvrir dans tout Podemos. Voici le point de départ: faire à nouveau appel à tous les gens qui une fois sont passés par un cercle et n’y sont pas restés, bien qu’ils aient voté Podemos. Tendre la main aux militant·e·s, aux mouvements sociaux, aux syndicalistes en respectant leur autonomie, de façon à ce qu’ils sachent que Podemos est leur parti. Il nous faut assumer la seule chose que nous pouvons être pour gagner: pluralistes, démocratiques, radicaux sans être identitaires. Il n’y a pas de crise: il y a un monde à gagner.



(Traduction A l’Encontre, Tribune publiée le 17 mars 2016 sur le quotidien en ligne eldiario.es


Les deux auteurs sont membres d’Anticapitalistas. Miguel Urban est eurodéputé de Podemos)

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