dimanche 6 mars 2016

Portugal. Déficit structurel: de la magie noire, par Mariana Mortágua*

On a beaucoup parlé du déficit structurel ces derniers jours au Portugal. Il semble que l’approbation, ou non, du budget de l’Etat par Bruxelles [Commission européenne, Eurogroupe] dépende de lui. Une grande partie du débat est technique et la droite ne se gêne pas pour accuser le gouvernement d’Antonio Costa de maquiller les comptes du déficit structurel.

Mais est-ce que quelqu’un sait exactement comment se calcule cet indice qui détermine si concrètement nos vies? Si vous avez la patience nécessaire pour lire ce texte, j’aimerais tenter de prouver l’hypothèse suivante: le solde structurel est une abstraction théorique et impossible à vérifier qui confère aux institutions européennes un pouvoir discrétionnaire sur les pays de la zone euro. C’est pour cela, comme il ne pouvait pas en aller autrement, qu’il s’agit en réalité d’un outil purement politique.
Allons-y pas à pas.

Premièrement: qu’est-ce qu’un solde structurel?

C’est une autre manière de mesurer ce qu’on appelle normalement «le déficit», soit, le solde budgétaire nominal qui résulte de la différence entre les dépenses totales et les recettes totales d’un Etat à la fin d’une année déterminée.

Le solde structurel retire du solde nominal deux types d’effets: l’effet du cycle économique (conjoncture) et l’effet des mesures extraordinaires (qui ne peuvent être réitérées, appelées les «mesures one-off»). Pour le dire autrement:

SOLDE STRUCTUREL = SOLDE NOMINAL – MESURES EXTRAORDINAIRES –EFFET DU CYCLE

Deuxièmement: comment cela fonctionne?

Imaginez l’exemple suivant: nous nous trouvons en période de crise. Le PIB (Produit intérieur brut) baisse plus qu’il n’était prévu par son «potentiel» [Le taux de croissance potentielle est une estimation statistique de valeurs dites structurelles de l’économie: facteurs de production – soit le stock de capital, quantité de travail estimée fournie par la population active, la durée du travail – et la «productivité globale des facteurs»… cela sur la base de tendances passées ou de modélisations économiques. L’écart est constant entre la croissance réalisée et la croissance potentielle; ce qui donne lieu à une autre précision (plus que discutable et construite sur la base de concepts fonctionnels à un but certain): l’estimation de l’écart de production, ou du Output Gap. Résultat qui est utilisé pour développer des plans de contre-réformes. Réd. A l’Encontre]


L’Etat doit allouer des dépenses aux allocations pour chômage et d’autres mesures associées à la récession économique. D’un autre côté, les recettes telles que les impôts baissent puisqu’il y a plus de chômage et moins d’activité économique [impôts directs et indirects]. Pour compléter le tableau, il est nécessaire d’injecter de l’argent dans les banques [souvent au bord de la faillite ou en faillite: par exemple la Banco Espirito Santo, qui avait une succursale importante à Lausanne-Pully, dans le bâtiment de Tetrapak].

Dans cette situation, l’intuition du solde structurel nous indique que malgré une augmentation du déficit nominal (plus de dépenses et moins de recettes), cette augmentation est due au cycle économique et aux mesures extraordinaires, des facteurs qui reviendront à la normale quand l’économie récupérera. Dans ce cas, l’augmentation du déficit nominal ne se reflète pas dans le déficit structurel.

Maintenant, imaginez un autre exemple: l’économie croît à un taux constant, mais il y a un gouvernement qui décide politiquement qu’il est nécessaire d’investir plus dans l’éducation, dans la culture ou pour la santé. Voire décide de baisser un impôt. Dans ce cas, les mesures sont comptabilisées dans le déficit structurel.

C’est là, en vérité, le premier problème du libéralisme autoritaire: il n’y a pas de place pour les décisions démocratiques.

Les règles de Bruxelles nous dictent que, quel que soit le pays, le solde structurel doit se trouver entre -0,5% et 1% du PIB [1].
C’est l’aspect des soldes structurels un peu partout dans toute la zone euro ces dernières années.
Tableau 1: Déficit structurel
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Les conclusions sont claires : les soldes structurels sont tout ce qu’on veut, mais ils ne sont pas stables; maintenir un déficit structurel constant entre -0,5% et 1% est une mission impossible pour presque tous les pays.

Troisièmement: comment est-il calculé ?

Il s’agit là de la partie la plus compliquée. Rien dans le solde structurel ne peut être observé. Toutes ses composantes sont des concepts abstraits, estimés par des modèles économiques qui n’existent que sur papier. Revenons à la formule présentée plus haut :
SOLDE STRUCTUREL = SOLDE NOMINAL – MESURES EXTRAORDINAIRES – EFFET DU CYCLE

Analysons encore une fois tout cela pas à pas.

SOLDE NOMINAL: ça c’est facile. Le solde nominal est une mesure comptable et observable. Il est calculé par l’Institut national de statistiques (INE au Portugal) et il résulte, de manière générale, de la différence entre toutes les dépenses et toutes les recettes de l’Etat.

MESURES EXTRAORDINAIRES: Le problème ici réside dans la définition des qualificatifs extraordinaire et structurel. Le meilleur exemple est celui du budget en cours:

• Le gouvernement précédent a défini la surtaxe de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRS) comme une mesure extraordinaire. Sa réversion ne devait pas être considérée ni comme structurelle ni comme extraordinaire. Cela est clair, mais Bruxelles exige que la réduction de la recette avec l’élimination de la surtaxe soit considérée comme structurelle, en procédant de la sorte le déficit structurel augmentera.

• Le gouvernement antérieur a défini les coupes dans les salaires des fonctionnaires publics comme étant «structurels», considéré donc comme une mesure permanente. La Commission européenne l’a accepté mais le Tribunal constitutionnel a toujours dit que les coupes budgétaires ne peuvent être comprises que comme extraordinaires et que le problème se trouvait dans la définition antérieure. Pourtant, Bruxelles s’entête et ne l’accepte pas.

• Le gouvernement précédent a réussi à réduire le déficit de 2015 grâce à des anticipations d’un ensemble de recettes fiscales futures ou d’événements qui ne peuvent survenir qu’une seule fois. Un exemple? La contribution que les banques ont payée au mécanisme de résolution européen [pour le redressement et la «résolution» des crises bancaires] qui a consisté en un versement de 138 millions d’euros. Cette contribution aurait dû être comptabilisée lors du premier trimestre de 2016 et rendue à Bruxelles la même année, ce qui aurait eu un effet neutre sur les comptes publics. Au lieu de cela, le gouvernement antérieur a comptabilisé le total de cette recette en 2015, ce qui a ainsi augmenté les recettes de l’Etat. C’est de cette façon qu’en 2016 cette valeur sera transmise à Bruxelles et aura pour effet une augmentation des dépenses de l’Etat. Ces mesures ne devraient-elles pas être toutes deux temporaires? Bien sûr, mais Bruxelles s’entête à ne pas penser ainsi.

• C’est clair que la décision sur ce qui est extraordinaire ou non dépend, en dernière instance, de qui est en meilleure position pour négocier.

EFFET CYCLIQUE: ici la chose se complique. Cet effet se calcule par plusieurs étapes:
• PIB potentiel : c’est un indicateur théorique qui après avoir été estimé devrait nous donner une idée du montant du PIB que le pays arriverait à atteindre si toutes les ressources étaient utilisées, c’est-à-dire, si l’économie fonctionnait en accord avec sa capacité totale. Il y a diverses façons d’estimer cette mesure. La plus utilisée s’obtient à partir d’une fonction de production, une chose qui ressemble à ça (à ignorer si vous comprenez tout):
Equation
Ce que cela nous dit est que le Y, qui est le PIB potentiel, est mis en relation avec le travail L, dans une proportion de ?, avec le K dans une proportion de 1- ? et de la Productivité totale des facteurs (TFP). Allons-y encore étape par étapes:
• Travail (L) : on identifie en premier lieu l’offre de travail (soit, le nombre de travailleurs disponibles) et en second lieu on estime la NAWRU (non-accelerating wage rate of unemployment). On [l’école néoclassique] suppose que la NAWRU est le taux de chômage dit naturel dans l’économie (soit le niveau de chômage purgé des effets du cycle). Comme dans le cas du PIB potentiel, le NAWRU est un concept qui n’existe que dans les modèles, il n’est pas observable statistiquement, et son calcul est entouré de grandes controverses.
Mais examinons quelques impacts pratiques: imaginez que, à cause de l’émigration, la main-d’œuvre disponible diminue, ou, pour quelle que raison que ce soit le taux de chômage/de personnes actives non occupées augmente. Dans ce cas, le PIB Potentiel sera moindre. Si le PIB est moindre, la différence avec le PIB réel sera d’autant amoindrie. Cela a pour conséquence qu’il y aura moins d’effets de cycle pour purger le solde nominal ce qui conduira à une augmentation du déficit structurel. Tout cela sans que rien ne change dans l’économie au niveau budgétaire. C’est le cauchemar qui prend la place de la réalité.
Maintenant prenez en compte ce qui est arrivé au Portugal selon les données de l’AMECO (Annual macro-economic database of the European Commission’s Directorate). En 2015, le taux de chômage au Portugal sera à son niveau «naturel». Etrange, n’est-ce pas ?
Tableau 2: Taux de chômage et taux NAWRU
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• Capital (K) : En général, il se mesure en usant tout le stock du capital, purgé de son usure annuelle ou de sa dépréciation. Le problème ne réside pas seulement dans l’estimation de la dépréciation du capital mais de décider ce qu’est le capital: par exemple, n’inclut-il que le capital physique (bâtiments et machines) ou faut-il rajouter le capital humain (compétences, savoir)? Comment le pondérer, c’est-à-dire quelle part d’effet pour chaque type de capital dans le PIB Potentiel? Et comment estimer les transferts de capital entre les différents secteurs de l’économie ?
Productivité des facteurs: ce n’est pas non plus une chose facile à appréhender puisque en gros, il cherche à mesurer l’impact des augmentations de productivité dans le PIB qui peut être provoqué par des innovations techniques, des changements organisationnels, des changements sociaux, etc. Comment la mesurer alors? En vérité, en appliquant un filtre statistique à une série du résidu de Solow [du nom de l’économiste américain Robert Solow, né en 1924, qui a formalisé un modèle de croissance économique de l’école néoclassique]. Qu’est-ce que le résidu de Solow ? Bon, cela part d’un modèle macroéconomique ancien avec lequel Solow a tenté d’expliquer la croissance de l’économie qui se basait sur le travail et le capital. Comme avec n’importe quelle régression (technique économétrique) du genre, il y a une part que le modèle ne réussit pas à expliquer qui s’appelle résidu. Ce résidu est alors interprété comme la croissance économique qui n’est pas engendrée par l’accumulation de facteurs de production (L et K), soit la productivité. Il est inutile de dire qu’estimer ce modèle exige d’assumer une série d’autres prévisions et modèles économiques qui eux-mêmes ont besoin d’hypothèses.
Vous rappelez-vous où nous en étions?  C’est ça, dans le calcul du PIB Potentiel, qui est la conjugaison de ces trois variables difficiles: Travail, Capital et Productivité. C’est difficile de reproduire la méthodologie qu’utilise la Commission européenne, c’est pour cela que l’on peut dire que la Commission européenne est en réalité la patronne du PIB Potentiel.

La Commission européenne: patronne du PIB potentiel

Après tout cela il est nécessaire de calculer le Output Gap.
• Output Gap: c’est la différence entre le PIB vérifié (ou prévu) et le PIB Potentiel. Cette différence nous donne une idée dans quelle phase du cycle nous nous trouvons. Si le PIB vérifié est éloigné du PIB Potentiel, cela signifie que l’économie est en crise. Quel est le problème? Imaginez que, pour l’un des problèmes mentionnés ci-dessus, les estimations pour le PIB Potentiel baissent. Dès lors, automatiquement, le Output Gap descend aussi et le déficit structurel augmente.
Ce sont ces prévisions à long terme qui figuraient dans le Pacte de stabilité et de croissance (2015-2019) – [Le PSC a été adopté en 1997 lors du Conseil européen d’Amsterdam et a acquis une valeur normative lors du Conseil européen du 7 juillet 1997 ; il prend appui sur les articles 99 et 104 du Traité instituant la Communauté européenne, dit Traité de Rome, de 1957 – A l’Encontre] :
Tabelau 3: Emploi, productivité et PIB potentiel pour le Portugal (2015-2019)
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Selon ce graphique, à partir de 2020, aussi longtemps que l’économie croît à plus de 1% elle sera en surchauffe, c’est pour cela que le déficit structurel augmentera automatiquement par l’effet du PIB Potentiel. Mais voyons une autre manière, une fois de plus en utilisant les données du PSC de 2015-2019.
Tableau 4: Déficit structurel, PIB et Déficit structurel
(et non pas PIB structurel comme
indiqué dans le graphique en portugais)

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Du point de vue des taux de croissance, depuis 2014 que l’économie est «en surchauffe» car le PIB croît beaucoup plus que le PIB potentiel ce qui péjore le solde structurel comme on l’a déjà dit.
Finalement,
• Un «pondérateur»: qui nous donne l’impression que l’Output Gap, que le cycle, a un solde nominal. Cela s’appelle Cyclical Adjustment Parameter, calculé à partir de la semi-élasticité (à travers d’une dérivée partielle) du solde nominal en relation avec l’Output Gap – c’est-à-dire, théoriquement, comment le solde varie en fonction des altérations du cycle. Ici Vous trouverez ici la méthodologie concrète utilisée.
Il reste à dire que ces méthodologies changent au cours du temps, selon les divers débats et intérêts. Il n’y a que l’Eurostat (et éventuellement l’AMECO) qui possède les routines statistiques dans ses programmes pour couvrir ces modèles complets. Et qu’elles dépendent toutes de diverses prévisions qui, en soi, ne sont pas stables.

Quatrièmement: après l’avoir calculé, quelles règles sont toujours appliquées ?

Après cet effort technique, il nous reste à savoir si les règles du solde structurel s’appliquent de façon égale pour tous les pays, et la réponse est non. Regardons de plus près trois cas différents.
France
La Commission a ouvert une procédure pour déficit excessif en 2009 et a recommandé à la France de corriger le déficit nominal jusqu’en 2012. Entre-temps, cet objectif a été ajourné en 2013, puis en 2015 et maintenant pour 2017.
En ce qui concerne le déficit structurel, voir un résumé dans le tableau ci-dessus.
Espagne
L’Espagne a des déficits nominaux supérieurs à ceux du Portugal. Elle aurait dû atteindre un déficit de 6,5% en 2013, 5,8% en 2014, 4,2% en 2015 et 2,8% en 2016. Ça c’est la proposition du draft, mais la Commission européenne a des doutes et dit qu’en 2016 le déficit sera encore à 3,5%.
Les prévisions macroéconomiques sont considérées comme optimistes par la Commission européenne.
Quant au déficit structurel, voir un résumé dans le tableau ci-dessus. [Il faut avoir à l’esprit qu’une variation négative du déficit structurel correspond à une réduction du déficit et une variation positive à une aggravation du déficit].
Italie
L’Italie propose un déficit nominal de 2,2% en 2016 ce qui est bien supérieur, selon les mots de la Commission européenne à l’objectif de 1,8%.
En ce qui concerne le déficit structurel, voir un résumé dans le tableau ci-dessus.
Autriche
L’Autriche avait prévu une variation du déficit structurel de 0% en 2016. La Commission européenne avait requis une amélioration de 0,1pp. mais il est attendu que le déficit augmente de 0,4 pp. Même ainsi, comme dans les cas précédents, la Commission européenne a approuvé le draft en le déclarant à risque de non-conformité.
On constate que, quoi qu’il en soit, les écarts dans les ajustements structurels sont supérieurs ou équivalents à ceux qui étaient sur la table au Portugal qui a fini par trouver un accord avec Bruxelles sur une réduction du déficit de 0,3 pp. Par simple curiosité, il vaut la peine de comparer les prévisions des différentes institutions internationales dans l’évolution du déficit structurel au Portugal:
Tableau 5. Evolution du déficit structurel
(Source: Budget de l'Etat portugais)
(Source: Budget de l’Etat portugais)
Quand ni la Commission européenne, l’OCDE et le FMI n’arrivent à accorder leurs violons sur une même méthodologie de calcul du déficit pour quelle raison un pays devrait se soumettre à l’arbitraire de Bruxelles ?

Indépendamment de l’angle, la réponse est toujours la même. Tant dans la forme du calcul que dans l’évaluation technique qui est faite ensuite de son accomplissement, le déficit structurel est une mesure discrétionnaire qui sert un seul but : contrôler politiquement les budgets nationaux, même s’ils n’accomplissent pas de manière générale les règles européennes selon la couleur, la direction et le pouvoir du gouvernement concerné. (Traduction A l’Encontre ; article paru dans le quotidien Publico, le 9 février 2016)
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[1] L’argument du déficit structurel est aussi utilisé en Suisse, par exemple dans le canton de Genève. Voir l’hallucinant entretien de Serge Dal Busco, le responsable des finances genevoises: «Oui la dette diminue, mais le déficit structurel demeure», le 17 février 2016, dans la Tribune de Genève. (Rédaction A l’Encontre)

* Mariana Mortágua est députée du Bloc de Gauche

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