Mediapart
vient de publier un appel de Yannis Varoufakis et de son mouvement
DiEM25. À la fois hostile à "l’européisme" et au "souverainisme", il
plaide pour un mouvement pan-européen de désobéissance. Une prise de
parti qui mérite considération.
Yanis Varoufakis a quitté le gouvernement grec à l’été 2015, après l’acceptation grecque de l’accord imposé par l’Eurogroupe. Il n’a alors pas mâché ses mots pour critiquer la gestion d’Alexis Tsipras. Ce n’est pas pour autant qu’il a rallié les options des partisans résolus d’un Lexit (départ de gauche de l’Union). Dans le texte publié par Mediapart, il se démarque ainsi vigoureusement des propositions de son compatriote Statis Kouvelakis, du Britannique Tariq Ali, de l’Espagnol Vincenç Navarro et de l’Italien Piero Fassina.
La troisième option d’une désobéissance "pan-européenne"
Il constate que la crise de l’Union européenne, produite par quelques décennies de concurrence et de gouvernance, a exacerbé la formulation de deux options contradictoires. La première suggère d’accentuer la pente fédérale communautaire, ce qui équivaut en pratique à renforcer les logiques dominantes actuelles et à délégitimer par avance toute tentative nationale de se sortir du carcan existant. La seconde propose de se débarrasser de ce carcan en s’engageant dans des procédures populaires de retrait du cadre de l’Union européenne, au risque de se placer à la remorque des populismes européens et de conforter la tentation omniprésente au repli, à la clôture et à l’obsession sécuritaire. La première option peut aisément être qualifiée "d’européiste" ; la seconde renvoie plus volontiers à la catégorie d’un "souverainisme" aujourd’hui dominé politiquement par le populisme de droite.
Récusant ces deux options, Varoufakis en propose une troisième, qu’il place sous l’invocation de la "désobéissance". La gauche, affirme-t-il, ne doit pas chercher à sortir de l’Union ; mais la menace d’un éclatement de ladite Union ne doit pas la conduire à renoncer à des politiques anti-austérité. Ce qui rapproche l’option Varoufakis de l’option 2 est l’acceptation d’un combat ouvert contre ce qu’il appelle « l’establishment de l’Union européenne ». Ce qui l’en distingue est que cette confrontation ne doit surtout pas se mener, selon lui, sous le drapeau de la sortie de l’UE.
L’Union ne peut être sauvée dans le cadre des négociations européennes actuelles, corsetées irrémédiablement par les dispositifs législatifs installés depuis quelques décennies et dont Lisbonne, en 2008, a institutionnalisé l’exercice. Mais la mise en place concertée de politiques contradictoires avec l’esprit des traités, véritable désobéissance promue par un mouvement ouvertement "pan-européen", est la seule qui puisse activer de façon démocratiquement intéressante la crise de l’Union. La responsabilité du divorce se déplace dès lors en effet. Elle ne se trouve plus dans des politiques souveraines centrées sur le bien commun et la solidarité intercommunautaire, mais dans la rigidité des technostructures figées sur leur doxa libérale et élitiste. Le mouvement de Varoufakis condense cette démarche dans une formule : « L’UE sera démocratisée. Ou elle se désintègrera ! »
Engager les peuples européens dans une rupture
Disons franchement que cette proposition est une contribution intéressante à la redéfinition d’une gauche qui se voudrait ouvertement européenne et qui, parce qu’elle est européenne, proposerait à tous les peuples d’Europe de s’engager dans une rupture avec la doxa dominante et avec les forces économiques et politiques qui soutiennent aujourd’hui cette doxa.
1. L’européisme et le souverainisme sont deux impasses parallèles.Les économies et sociétés contemporaines sont irréversiblement interdépendantes, pour le meilleur et pour le pire. Tout projet politique qui privilégierait un niveau territorial au détriment d’une autre, qui serait « avant tout européen » ou « avant tout national » serait ainsi par avance voué à l’échec. Le couple de la concurrence et de la gouvernance, couplé aujourd’hui avec l’obsession identitaire et sécuritaire, est incrusté dans tous les territoires sans exception, du local au planétaire. C’est donc en s’engageant dans des processus concertés et cohérents de rupture à toutes les échelles territoriales sans exception, que le mouvement critique, que la gauche sociale et politique, feront la preuve qu’elles peuvent disputer le terrain des cohérences globales aux forces dominantes du capitalisme et de la technostructure mondialisés.
La marge de manœuvre des États reste considérable, mais seule une action pan-européenne donne à ces États, quand ils sont en rupture avec l’establishment européen, la légitimité historique et le soutien sans lesquels ils sont isolés et, ce faisant, trop vulnérables au risque du volontarisme, de la tentation autoritaire et, in fine, de la gabegie et de l’échec.
2. La rupture avec les logiques dominantes et avec leurs vecteurs suppose de nourrir l’esprit de désobéissance. En cela, cette désobéissance est à la fois un point de départ obligé et une ligne de conduite pour l’action. Mais, de même qu’une révolte ne se déploie que si elle se fait révolution, de même la désobéissance ne vaut que si elle ouvre vers d’autres manières cohérentes de faire société, vers d’autres valeurs, d’autres critères, d’autres modes de création de la richesse. Pour tout dire, la désobéissance ne vaut que si elle s’adosse sur des projets cohérents de rupture et de transformation, capables de rassembler autour d’eux des majorités évolutives, dans un processus de réformes continues et d’expériences franchement alternatives, hors des mécanismes du marché et de l’État administratif.
3. Ces majorités ne concernent certes pas les seuls individus qui se réclament aujourd’hui de la gauche. Cette affirmation est d’autant plus légitime que plusieurs années de capitulations et de tentations "sociales-libérales" ont brouillé les identifications à la droite et à la gauche et désorienté les catégories populaires. Il n’en reste pas moins que, à l’échelle historique longue, le clivage de la droite et de la gauche se structure avant tout autour de la question de l’égalité. La droite n’y croit pas et la récuse ; la gauche y croit et en rêve. Dans la gauche, on peut se disputer sur les manières de produire de l’égalité, en s’accommodant du système ou en cherchant à rompre avec lui.
Mais la question de l’égalité a été historiquement une ligne de clivage structurante. Or la tendance idéologique contemporaine, lancée par l’extrême droite et acceptée par la droite tout entière, consiste à affirmer que l’égalité a désormais laissé la place à celle de l’identité. Dès lors, une partie de la gauche est tentée de se couler dans ces cheminements et d’accepter, plus ou moins, l’idée que le problème principal, y compris dans les catégories populaires, est que « l’on n’est plus chez soi ».
La volonté existe ainsi de substituer au clivage droite-gauche, celui du "peuple" et de "l’élite" ou du "eux" et "nous". Face au populisme de droite qui grandit sur le sol européen et au-delà, la seule option possible serait celle d’un populisme de gauche. Ce projet ne peut être retenu. Au bout du "eux" et "nous", il y a la construction de frontières qui deviennent des murs, le passage du responsable des maux que l’on ne voit pas (qui "voit" les flux financiers ou les technostructures ?) vers le responsable le plus proche, le migrant, le musulman, en bref "l’autre" qui menace "notre" identité. Au bout de la logique, il y a le risque d’une légitimation accentuée de l’extrême droite européenne. Le populisme de gauche veut battre celui de droite sur son terrain.
À l’arrivée, le plus vraisemblable est une déroute encore plus grande. Le "non" au projet de traité constitutionnel européen était structuré par la fibre antilibérale de la gauche de gauche ; la sortie de l’Union serait un triomphe de la droite radicalisée.
Mener le combat contre "l’establishment", c’est construire des rassemblements politiques potentiellement majoritaires, c’est créer des majorités d’idées et de projets autour de l’égalité, couplée à la citoyenneté et à la solidarité. Contre la droite et les glissements sociaux-libéraux, c’est se fixer l’horizon de la seule gauche possible : celle qui, au nom de l’égalité, offre la perspective de sociétés refondées.
4. À l’échelle de notre continent, en bref, la désobéissance ne trouvera sa force que dans l’espérance, ancrée à gauche, d’une "autre Europe". Aujourd’hui plus qu’hier.
Roger Martelli. Publié sur le site de Regards.http://www.regards.fr/web/article/yanis-varoufakis-desobeir-pour-une-aut...
Yanis Varoufakis a quitté le gouvernement grec à l’été 2015, après l’acceptation grecque de l’accord imposé par l’Eurogroupe. Il n’a alors pas mâché ses mots pour critiquer la gestion d’Alexis Tsipras. Ce n’est pas pour autant qu’il a rallié les options des partisans résolus d’un Lexit (départ de gauche de l’Union). Dans le texte publié par Mediapart, il se démarque ainsi vigoureusement des propositions de son compatriote Statis Kouvelakis, du Britannique Tariq Ali, de l’Espagnol Vincenç Navarro et de l’Italien Piero Fassina.
La troisième option d’une désobéissance "pan-européenne"
Il constate que la crise de l’Union européenne, produite par quelques décennies de concurrence et de gouvernance, a exacerbé la formulation de deux options contradictoires. La première suggère d’accentuer la pente fédérale communautaire, ce qui équivaut en pratique à renforcer les logiques dominantes actuelles et à délégitimer par avance toute tentative nationale de se sortir du carcan existant. La seconde propose de se débarrasser de ce carcan en s’engageant dans des procédures populaires de retrait du cadre de l’Union européenne, au risque de se placer à la remorque des populismes européens et de conforter la tentation omniprésente au repli, à la clôture et à l’obsession sécuritaire. La première option peut aisément être qualifiée "d’européiste" ; la seconde renvoie plus volontiers à la catégorie d’un "souverainisme" aujourd’hui dominé politiquement par le populisme de droite.
Récusant ces deux options, Varoufakis en propose une troisième, qu’il place sous l’invocation de la "désobéissance". La gauche, affirme-t-il, ne doit pas chercher à sortir de l’Union ; mais la menace d’un éclatement de ladite Union ne doit pas la conduire à renoncer à des politiques anti-austérité. Ce qui rapproche l’option Varoufakis de l’option 2 est l’acceptation d’un combat ouvert contre ce qu’il appelle « l’establishment de l’Union européenne ». Ce qui l’en distingue est que cette confrontation ne doit surtout pas se mener, selon lui, sous le drapeau de la sortie de l’UE.
L’Union ne peut être sauvée dans le cadre des négociations européennes actuelles, corsetées irrémédiablement par les dispositifs législatifs installés depuis quelques décennies et dont Lisbonne, en 2008, a institutionnalisé l’exercice. Mais la mise en place concertée de politiques contradictoires avec l’esprit des traités, véritable désobéissance promue par un mouvement ouvertement "pan-européen", est la seule qui puisse activer de façon démocratiquement intéressante la crise de l’Union. La responsabilité du divorce se déplace dès lors en effet. Elle ne se trouve plus dans des politiques souveraines centrées sur le bien commun et la solidarité intercommunautaire, mais dans la rigidité des technostructures figées sur leur doxa libérale et élitiste. Le mouvement de Varoufakis condense cette démarche dans une formule : « L’UE sera démocratisée. Ou elle se désintègrera ! »
Engager les peuples européens dans une rupture
Disons franchement que cette proposition est une contribution intéressante à la redéfinition d’une gauche qui se voudrait ouvertement européenne et qui, parce qu’elle est européenne, proposerait à tous les peuples d’Europe de s’engager dans une rupture avec la doxa dominante et avec les forces économiques et politiques qui soutiennent aujourd’hui cette doxa.
1. L’européisme et le souverainisme sont deux impasses parallèles.Les économies et sociétés contemporaines sont irréversiblement interdépendantes, pour le meilleur et pour le pire. Tout projet politique qui privilégierait un niveau territorial au détriment d’une autre, qui serait « avant tout européen » ou « avant tout national » serait ainsi par avance voué à l’échec. Le couple de la concurrence et de la gouvernance, couplé aujourd’hui avec l’obsession identitaire et sécuritaire, est incrusté dans tous les territoires sans exception, du local au planétaire. C’est donc en s’engageant dans des processus concertés et cohérents de rupture à toutes les échelles territoriales sans exception, que le mouvement critique, que la gauche sociale et politique, feront la preuve qu’elles peuvent disputer le terrain des cohérences globales aux forces dominantes du capitalisme et de la technostructure mondialisés.
La marge de manœuvre des États reste considérable, mais seule une action pan-européenne donne à ces États, quand ils sont en rupture avec l’establishment européen, la légitimité historique et le soutien sans lesquels ils sont isolés et, ce faisant, trop vulnérables au risque du volontarisme, de la tentation autoritaire et, in fine, de la gabegie et de l’échec.
2. La rupture avec les logiques dominantes et avec leurs vecteurs suppose de nourrir l’esprit de désobéissance. En cela, cette désobéissance est à la fois un point de départ obligé et une ligne de conduite pour l’action. Mais, de même qu’une révolte ne se déploie que si elle se fait révolution, de même la désobéissance ne vaut que si elle ouvre vers d’autres manières cohérentes de faire société, vers d’autres valeurs, d’autres critères, d’autres modes de création de la richesse. Pour tout dire, la désobéissance ne vaut que si elle s’adosse sur des projets cohérents de rupture et de transformation, capables de rassembler autour d’eux des majorités évolutives, dans un processus de réformes continues et d’expériences franchement alternatives, hors des mécanismes du marché et de l’État administratif.
3. Ces majorités ne concernent certes pas les seuls individus qui se réclament aujourd’hui de la gauche. Cette affirmation est d’autant plus légitime que plusieurs années de capitulations et de tentations "sociales-libérales" ont brouillé les identifications à la droite et à la gauche et désorienté les catégories populaires. Il n’en reste pas moins que, à l’échelle historique longue, le clivage de la droite et de la gauche se structure avant tout autour de la question de l’égalité. La droite n’y croit pas et la récuse ; la gauche y croit et en rêve. Dans la gauche, on peut se disputer sur les manières de produire de l’égalité, en s’accommodant du système ou en cherchant à rompre avec lui.
Mais la question de l’égalité a été historiquement une ligne de clivage structurante. Or la tendance idéologique contemporaine, lancée par l’extrême droite et acceptée par la droite tout entière, consiste à affirmer que l’égalité a désormais laissé la place à celle de l’identité. Dès lors, une partie de la gauche est tentée de se couler dans ces cheminements et d’accepter, plus ou moins, l’idée que le problème principal, y compris dans les catégories populaires, est que « l’on n’est plus chez soi ».
La volonté existe ainsi de substituer au clivage droite-gauche, celui du "peuple" et de "l’élite" ou du "eux" et "nous". Face au populisme de droite qui grandit sur le sol européen et au-delà, la seule option possible serait celle d’un populisme de gauche. Ce projet ne peut être retenu. Au bout du "eux" et "nous", il y a la construction de frontières qui deviennent des murs, le passage du responsable des maux que l’on ne voit pas (qui "voit" les flux financiers ou les technostructures ?) vers le responsable le plus proche, le migrant, le musulman, en bref "l’autre" qui menace "notre" identité. Au bout de la logique, il y a le risque d’une légitimation accentuée de l’extrême droite européenne. Le populisme de gauche veut battre celui de droite sur son terrain.
À l’arrivée, le plus vraisemblable est une déroute encore plus grande. Le "non" au projet de traité constitutionnel européen était structuré par la fibre antilibérale de la gauche de gauche ; la sortie de l’Union serait un triomphe de la droite radicalisée.
Mener le combat contre "l’establishment", c’est construire des rassemblements politiques potentiellement majoritaires, c’est créer des majorités d’idées et de projets autour de l’égalité, couplée à la citoyenneté et à la solidarité. Contre la droite et les glissements sociaux-libéraux, c’est se fixer l’horizon de la seule gauche possible : celle qui, au nom de l’égalité, offre la perspective de sociétés refondées.
4. À l’échelle de notre continent, en bref, la désobéissance ne trouvera sa force que dans l’espérance, ancrée à gauche, d’une "autre Europe". Aujourd’hui plus qu’hier.
Roger Martelli. Publié sur le site de Regards.http://www.regards.fr/web/article/yanis-varoufakis-desobeir-pour-une-aut...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire