Malgré
son succès, Podemos refuse toujours d’aborder sérieusement la question
de l’Union européenne et de ce qu’il faudrait faire pour transformer
véritablement l’Espagne.
En Espagne, la réaction populaire contre l’austérité qui a commencé avec le mouvement des Indignés – communément appelé 15-M,
en référence au 15 mai, le jour du début des manifestations en 2011 – a
permis l’émergence de formations politiques nouvelles bénéficiant d’un
large soutien. Podemos, un parti qui a émargé à partir du mouvement 15-M, est un nouvel acteur majeur dans la scène politique nationale.
En décembre 2015, pour la première fois depuis la fin de la dictature
franquiste en 1977, les élections générales espagnoles n’ont pas réussi
à produire de majorité parlementaire. Podemos a recueilli environ 20%
des voix, juste derrière la droite du Parti Populaire (PP) et le Parti
Socialiste (PSOE). Aucune coalition n’ayant pu se former, de nouvelles
élections ont été annoncées pour juin 2016.
Avant la tenue de ce second scrutin, Podemos a conclu une alliance
avec la Gauche Unie (IU), une coalition issue des partis historiques de
la gauche espagnole. Mais cette nouvelle coalition, appelée Unidos
Podemos, n’a pas réussi à mobiliser sa base et le PP a gagné les élections à la suite de ce second vote.
Josep Maria Antentas,
professeur de sociologie à l’université autonome de Barcelone et l’un
des principaux dirigeants d’Anticapitalistas, la force motrice de l’aile
gauche de Podemos, a dialogué avec George Souvlis pour Jacobin,
abordant ses racines : le mouvement du 15M, la trajectoire douteuse de
Podemos depuis 2014 et la question ouverte de l’indépendance catalane.
En guise d’introduction, quelles expériences vous ont fortement influencé, politiquement et académiquement ?
Je viens d’une génération qui a été formée politiquement dans les
années 1990, dans un contexte marqué par la défaite historique, quand le
« court vingtième siècle » s’était achevé. C’était la belle époque pour
le néolibéralisme, le moment de l’hégémonie de ce qu’Ignacio Ramonet
avait appelé la « pensée unique ».
Au milieu de la décennie, les premiers défis majeurs au
néolibéralisme ont émergé, tels que le soulèvement zapatiste en janvier
1994 ou les grèves de novembre-décembre 1995 en France. Mais ce n’est
que vers la fin du millénaire que nous sommes entrés dans une nouvelle
phase – grâce à l’éclosion du mouvement pour la justice mondiale qui a
émergé suite au sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), en
novembre 1999.
J’ai participé activement à ce nouveau mouvement – qui durant sa
brève existence a changé le climat politique international et montré que
l’histoire n’avait en aucun cas pris fin.
Pendant les premières décennies des années 2000, j’ai participé à la
construction de ce qui allait devenir Anticapitalistas, une organisation
qui a participé à la formation de Podemos. On a créé Anticapitalistas
parce qu’on a senti qu’en plus de notre participation aux luttes
sociales, on avait aussi besoin de construire une réelle alternative
politique, que l’on imaginait comme le produit d’un rassemblement
pluriel entre différentes organisations et individus.
C’était notre pari stratégique – et la majorité des militants qui
tenaient encore à la stratégie centrée sur le mouvement social, le
récusaient fortement. Notre hypothèse n’était pas de construire une
médiation politique qui pouvait devenir majoritaire dans la société –
cela viendra avec la crise – mais une médiation qui pouvait conquérir
une audience et une influence importantes.
Intellectuellement, dans les années 1990 et 2000, ma principale
préoccupation était l’étude du processus de mondialisation et des
mouvements de résistance. Je me suis également intéressé aux débats
stratégiques qui ont émergé au sein du mouvement pour la justice
mondiale, ainsi qu’à ceux concernant les expériences « bolivariennes »
en Amérique latine et ceux entre les partis de gauche européens.
L’influence intellectuelle la plus décisive pour moi a été Daniel
Bensaïd, qui combinait à la fois la tradition révolutionnaire du
mouvement ouvrir avec une palette de pistes théoriques diversifiées.
Après la crise de 2008, et tout ce qui est arrivé par la suite, je me
suis replongé dans les œuvres de deux auteurs que j’ai toujours
appréciés – Walter Benjamin et Antonio Gramsci, qui sont
particulièrement utiles pour penser le monde contemporain.
Parlez-moi des origines du mouvement 15-M et de ses effets
sur la politique espagnole. Comment le mouvement a-t-il influencé
l’ascension de Podemos ?
Le mouvement 15-M a été un tournant dans la vie politique et sociale
espagnole. Même si le 15-M s’est rapidement dissous et a cessé d’exister
en tant que mouvement social articulé, il s’est transformé en une
myriade d’initiatives qui, pris dans leur ensemble, constituent une
sorte de « galaxie du 15-M », qui puise son inspiration dans le
mouvement.
La rébellion des Indignés a mis au centre de sa critique l’élite
financière et politique – et a choisi la « démocratie » comme mot
d’ordre, en lui adjoignant, de façon significative, l’adjectif de
« réelle ». Cela exprimait une réaction contre l’assujettissement de
l’ensemble de la société à l’intérêt d’une toute petite minorité
financière – avec, en première ligne, la classe moyenne touchée de plein
fouet par la crise.
La figure militante emblématique du mouvement était la jeunesse, plus
précisément la jeunesse diplômée dont l’avenir professionnel paraissait
bloqué et tiré vers le bas. Mais le mouvement a dépassé cette base de
classe moyenne jeune pour atteindre aussi les quartiers ouvriers et
devenir plus hétérogène en termes générationnel et de composition de
classe. Le mouvement a émergé en dehors du milieu militant traditionnel,
dans un contexte de réelle impuissance de la gauche et d’échec face à
la dictature financière. Le 15-M ne s’est pas seulement opposé aux
pouvoirs du système politique et de la finance, mais également une
gauche qui était soit complice du projet néolibéral, soit incapable de
le combattre.
Dans le même temps, le 15-M s’est déployé sur la base des valeurs
historiquement associées à la gauche – valeurs qui ont néanmoins ét²é en
tension permanente et parfois en contradiction avec la pratique de la
gauche elle-même. En ce sens, l’« événement du 15-M » a changé les
termes du débat et du paysage politiques en plaçant les élites sur la
défensive. La passivité, l’apathie et la résignation jusqu’alors
dominantes ont été suivies par une période de grande politisation, bien
que partielle et contradictoire. En d’autres termes, le 15-M a aidé à
changer le « sens commun » hégémonique, dans le sens gramscien du terme.
Le 15-M a mis sur la table, sans les résoudre, des questions de
stratégie, des questions auxquelles le mouvement lui-même n’avait pas de
réponse. Mai le débat est allé au-delà de ce que le mouvement pouvait
offrir. La naissance de Podemos en janvier 2014 a marqué un tournant
stratégique significatif – un saut en direction de l’activité
électorale.
Un changement réel de paradigme a eu lieu progressivement entre 2012
et 2014, sous le jeu de trois facteurs : l’aggravation de la crise
financière durant l’été 2012 à cause de la faillite de la banque Bankia
et de la mise en place du « plan d’aide » au système bancaire ; la
montée de Syriza aux élections de mai et juin 2012 ; et la perception
des limites de la résistance sociale.
Les hypothèses stratégiques qui prévalaient encore dans les années
1990 et 2000 – changer le monde sans prendre le pouvoir, créer des
espaces de liberté et s’engager dans le militantisme social tout en
ignorant la politique partisane et électorale, s’engager dans le lobby
institutionnel des ONG – sont tout simplement apparues comme dépassées.
Ces stratégies se sont révélées insuffisantes pour donner une réponse à
la crise politique. Petit à petit, l’idée selon laquelle il était
également nécessaire de descendre dans l’arène électorale a commencé à
prendre de la force, bien que de façon vague.
Il faut souligner que Podemos n’est pas le parti du 15-M et ne s’en
est jamais réclamé. Il n’est ni une émanation organique du mouvement, ni
sa conséquence inévitable. Il est plutôt le produit des choix
politiques particuliers d’un groupe de gens – le courant «Izquierda
Anticapitalista » (Gauche Anticapitaliste) devenu par la suite
Anticapitalistas et une poignée de militants autour de Pablo Iglesias,
fortement influencée par les expériences « bolivariennes »
latino-américaines. Tous entendaient proposer quelque chose qui
dépassait la simple gestion de la crise et concevaient la crise comme
l’opportunité vitale pour une rupture.
Pourtant, Podemos n’aurait pas existé sans le mouvement 15-M.
C’étaient le 15-M et les combats contre l’austérité de 2012 et 2013 qui
ont créé les conditions du développement d’un projet comme Podemos – une
initiative qui n’aurait toutefois pas existé sans le bon sens
stratégique de ses fondateurs.
Le mouvement en faveur de l’indépendance en Catalogne a posé
un défi à Podemos. Qu’est-ce qui est en jeu dans le débat autour de la
dite « question nationale », à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du
parti ?
La nature multinationale de l’Etat espagnol et la montée du processus
d’indépendance de la Catalogne ont constitué l’un des défis majeurs
pour le projet populiste de Podemos.
Ce parti a été forcé de réconcilier son discours national-populaire
avec la reconnaissance de la réalité multinationale de l’Etat espagnol –
réalité qui, d’ailleurs, n’a jamais était aussi clairement reconnue par
les partis traditionnels, symboliquement ou de façon explicite, qu’elle
ne l’a été par Podemos.
Podemos a cependant opéré de nombreux zig-zags sure la question
spécifique de l’indépendance catalane. Avant les élections européennes
de mai 2014, il a défendu l’organisation d’un référendum sur
l’indépendance de la Catalogne. Il s’est ainsi se fortement différencié
du gouvernement espagnol et d’autres secteurs puissants de la société
espagnole très hostiles à cette initiative. Mais après son succès
électoral, Podemos a commencé à reculer sur la question de la défense du
référendum catalan.
S’en est suivie une phase erratique, avec de
nombreux changements de position qui ont accentué l’ambigüité. Cela
s’est terminé sur un fiasco électoral aux élections catalanes du 27
septembre 2015.
Ensuite, il y eu un nouveau retournement et Podemos a participé à la
construction d’une large coalition plurielle en Catalogne – En Comú Podem,
dirigée par Ada Colau, actuelle mairesse de Barcelone et ancienne
porte-parole du mouvement anti-expulsions. Cela signifiait que Podemos
allait se ranger de nouveau du côté du référendum sur l’indépendance de
la Catalogne.
Au-delà de la question nationale, la décision de Podemos d’adopter un
discours « patriotique » a représenté une autre difficulté. Les
symboles nationaux espagnols (y compris le drapeau et la notion même de
« patrie », ou de pays d’origine) a été l’apanage de la droite depuis au
moins la guerre civile. En conséquence, la tentative de Podemos de
redonner du sens au concept de patria pour évoquer une vision démocratique et multinationale est apparue plutôt artificielle.
Quelle est la position du parti sur la dette ? L’Espagne a
enregistré une dette publique de l’ordre de 99,2% du PIB du pays en
2015, et cette dette a atteint un record historique de 99,3% en 2014.
Il faut tout d’abord dire que Podemos a développé une conception
particulière de la politique selon laquelle la question du programme est
tout à fait secondaire par rapport à celle de la mobilisation de
l’électorat.
En fait, lors de chaque élection où Podemos a participé (les
élections au parlement européen de mai 2014, les élections régionales de
mai 2015 et les élections législatives de décembre 2015 et de juin
2016), son programme a substantiellement changé en faveur d’une approche
plus modérée qui abandonnait toute proposition jugée trop « radicale »
Podemos a évité de s’engager dans des déclarations programmatiques
fermes et publiques et n’a fait aucun effort pour préciser son projet
politique – et encore moins pour clarifier les contours d’un
gouvernement anti-austérité. Il n’a pas non plus travaillé à populariser
les revendications de masse, ce qui aurait pu servir de levier pour la
mobilisation et le combat politiques.
Le programme de Podemos a été peu substantiel et « liquide », pour
reprendre l’expression célèbre de Zygmunt Bauman. Dans le même temps, au
cours de ces deux dernières années, les dirigeants de Podemos ont
formulé, de façon répétée, des propositions contradictoires.
Tel est le contexte qu’il faut avoir en tête pour comprendre la
position de Podemos concernant la dette. Au départ, Podemos défendait un
audit citoyen, mais, par la suite, cette demande a été enterré en
faveur d’une position de renégociation et de restructuration de la
dette. Dès lors, Podemos n’a pas vraiment présenté de position cohérente
sur la question de la dette. Par exemple, juste avant les élections du
26 juillet, la Commission Européenne a annoncé que le nouveau
gouvernement espagnol serait dans l’obligation d’effectuer des coupes
massives dans les dépenses publiques. Mais Iglesias ne s’est pas
explicitement prononcé contre la logique des coupes budgétaires. Il a
simplement mis en évidence le fait que la réduction du déficit exigée
pouvait être faite sans toucher au services publics de base si les
recettes de l’Etat augmentaient grâce à un système fiscal plus efficace.
Podemos a émergé grâce à un mouvement de protestation prônant
une idéologie horizontale, en principe absente des partis traditionnels
de gauche. Est-ce que l’institutionnalisation du mouvement qu’incarne
Podemos a coupé court à cette tradition en limitant l’espace
d’opposition au sein du parti ?
Dès sa fondation, deux projets ont coexisté dans Podemos. Le premier,
incarné par Anticapitalistas, était celui d’un « parti-mouvement », en
harmonie avec l’héritage et la culture du 15-M, basé sur la démocratie
et la participation internes dans un esprit de rupture. Mais la tendance
qui a prévalu était le second projet, celui d’inspiration « populiste »
autour de Pablo Iglesias et d’Íñigo Errejón, dans lequel la démocratie
interne et la participation de la base n’avaient aucun rôle à jouer, et
qui était uniquement centré sur la victoire électorale à court terme.
Le modèle de ce parti a été officiellement confirmé par le congrès
fondateur de Podemos à Vistalegre en octobre 2014. S’est alors mise en
place ce que Errejón a appelé une « machine de guerre électorale »,
fermant la porte à toute tentative d’expérimentation organisationnelle.
Podemos a été structuré comme un parti uniquement centré sur la
compétition électorale et la communication politique. Il a complètement
négligé la nécessité d’enraciner le parti dans une base syndicale, des
organisations communautaires et des mouvements sociaux.
Cette machine de guerre électorale est une structure très
hiérarchique et centralisée, avec des directions locale et régionale
faibles – les dirigeants régionaux ont souvent été promus sur la base de
leur loyauté à la direction centrale du parti, dont ils sont
politiquement et matériellement dépendants.
Les instances de prise de
décision ont été élues selon des procédures non proportionnelles visant à
exclure les minorités. En conséquence, les instances internes, loin de
constituer des organes pluriels de synthèse des points de vue politiques
sont devenues partout l’expression de la fraction dominante.
Dans ce cadre, les branches locales (les « cercles ») ne jouent aucun
rôle, elles sont cantonnées à l’organisation de campagnes électorales.
Elles ne sont jamais devenues des lieux réels de débat politique, ni des
lieux pour organiser le travail politique quotidien. Il en a résulté
une organisation dominée par une équipe politique et de communication
centralisée et puissante, qui repose sur une structure organisationnelle
très fragile. Les crises internes dans les instances locales et
régionales sont récurrentes, il n’y a que très peu de cadres politiques
appréciés, et le parti est peu présent dans la vie sociale en dehors de
sa capacité de communication de masse.
Tout parti organisé en un laps de temps si court et qui a connu un
tel succès électoral aurait traversé les mêmes types de problèmes, mais
le modèle de parti adopté par Podemos les a amplifiés. Suite à la
décision d’Iglesias de remplacer le secrétaire à l’organisation en mars,
il y a eu des améliorations concrètes et un meilleur climat de travail
s’est instauré. Reste que le modèle de parti doit entièrement changer.
Comment expliquez-vous les mauvais résultats de Podemos aux
dernières élections, marqués par la perte d’un million de voix par
rapport au premier scrutin ?
Vue dans une perspective historique large, Unidos Podemos –
l’alliance entre Podemos et le parti plus petit de la Gauche Unie – a
été un succès. En fait, cela a montré la transformation profonde du
système partisan traditionnel dans l’Etat espagnol – jamais une force
politique telle qu’ Unidos Podemos n’avait reçu un soutien électoral
aussi fort.
Néanmoins, à court terme, les résultats ont été en deçà de ce qui
était possible et attendu. L’alliance a perdu l’occasion d’achever pour
de bon le système bipartisan espagnol. Entre le premier scrutin de
décembre 2015 et le second de juin dernier, Podemos a émis trop de
messages contradictoires.
A plusieurs reprises, les électeurs ont vu les dirigeants de Podemos
dire une chose et faire le contraire : rejeter une alliance de gauche
pour ensuite la réaliser avec Gauche Unie ; affirmer qu’ils ne
formeraient jamais de gouvernement avec le PSOE pour lui offrir juste
après leur soutien; refuser l’étiquette de « gauche » et accepter par la
suite celle de « social-démocratie ».
L’effet cumulatif de ces messages contradictoires n’est pas seulement
de désorienter la base sociale du parti, mais aussi de donner
l’impression que Podemos est une force peu sérieuse qui change sa
politique en fonction du moment. Cela a décrédibilisé le parti.
Pire, Podemos a fait une compagne modérée et timide, visant davantage
à attirer l’électorat modéré qu’à mobiliser sa propre base sociale.
Podemos a traditionnellement été une force audacieuse dans le champ
électoral. Mais cette fois le parti a fait une campagne conservatrice
pour ne prendre aucun risque. Et cela n’a pas marché. Unidos Podemos a
perdu un million de voix en comparaison à ce que Podemos et Izquierda
Unida avaient obtenu séparément lors du premier scrutin en décembre. La
plupart de ces électeurs se sont abstenus, les autres partis n’en ont
pas bénéficié., Unidos Podemos a clairement échoué à mobiliser sa base
électorale lors du second scrutin.
Depuis juin, Errejón dit qu’il est nécessaire que Podemos aille
au-delà d’une machine de guerre électorale et se développe en tant que
« mouvement populaire ». Mais il entend ce « mouvement populaire » dans
des termes culturels – comme stratégie visant à gagner l’hégémonie
culturelle sur le long terme, et comme un complément parallèle au
travail électoral. Encore une fois, la lutte sociale, pour ne pas
mentionner l’auto-organisation, est absente.
Pour sa part, Iglesias souhaite qu’après les élections de juin,
Podemos passe d’une « armée partisane » à une « armée régulière ». Les
conséquences politiques concrètes de cette formulation ne sont pas
claires, et il est probable que Podemos change soudainement de braquet
comme c’est souvent le cas depuis sa formation. Il semble toutefois
qu’il y ait une volonté commune de la part de la direction du parti de
modérer davantage encore les positions du parti pour accroitre sa
crédibilité gouvernementale et institutionnelle, particulièrement auprès
des électeurs potentiels encore suspicieux vis-à-vis de Podemos.
Je pense en fait que le parti devrait suivre une tout autre
direction. Podemos doit en permanence montrer qu’il représente un type
de parti différent – un parti qui fait les choses différemment, qui dit
ce que les autres ne disent pas, qui a un discours et une pratique
cohérents.
La question n’est pas d’être enfermé dans l’alternative classique :
soit uneforce gouvernementale soit une force d’opposition, mais de
discuter de quel type de crédibilité on a besoin et comment est-ce qu’on
peut l’obtenir. Les partis traditionnels ne sont pas particulièrement
crédibles, si on agit comme eux, cela se sera donc pas d’un grand
secours.
Quels effets a eu l’expérience de Syriza en Grèce sur Podemos ?
Le gouvernement Tsipras a fait le contraire de ce qu’il fallait
faire. Il a capitulé rapidement et presque sans combattre. Il a dû faire
face à de réelles difficultés, avec des forces très puissantes qui
agissaient contre lui. Mais Tsipras a refusé d’être courageux, de donner
vie aux promesses radicales du parti.
Il n’a jamais eu de Plan B, sauf à espérer en une quadrature du
cercle, et sans un Plan B, il n’y a pas de Plan A. Il est maintenant
devenu une caricature de lui-même. En moins d’un an, il a enterré les
espoirs de changement, il s’est plié aux pouvoirs financiers, et a
poignardé ses militants dans le dos.
L’histoire a maintes fois montré que le fossoyeur du futur peut venir
des rangs du camp du peuple. Quand cela arrive, les conséquences sont
dévastatrices. Il est quasiment impossible de contenir la désorientation
et la confusion qui s’ensuivent et cela prend du temps pour s’en
remettre. C’est exactement ce que cherchait la Troïka.
Podemos a fait une grande erreur en offrant son soutien à Tsipras, et
il s’est donc retrouvé sans argument quand ses adversaires politiques
pointent du doigt l’exemple de Syriza et disent : « Vous voyez ? Ce
n’est pas possible de gouverner d’une autre façon. »
La situation grecque n’était pas facile à gérer pour Podemos.
Admettre que Syriza avait capitulé n’était pas agréable, mais prétendre
qu’il ne s’était rien passé et que tout allait très bien est encore
pire.
Podemos aurait dû essayé d’émettre deux messages stratégiques à
propos de la Grèce. Le premier serait que le changement est possible
mais complexe, donc voter pour un parti anti-austérité n’est pas
suffisant – il est aussi nécessaire de mobiliser et de s’organiser. Le
deuxième serait que Podemos a un engagement inébranlable envers les
intérêts de la majorité du peuple espagnol et donc il n’hésitera pas à
prendre ses distances vis-à-vis de forces proches, comme Syriza, si
elles prennent un mauvais chemin.
Il est possible que cette approche de la situation grecque n’aurait
pas permis à Podemos, de gagner de nombreux électeurs. Mais au moins
cela aurait permis de mieux positionner le parti pour la lutte à moyen
et long terme. En réalité, la situation grecque n’a suscité aucun débat
au sein des organisations représentatives de la gauche espagnole – y
compris chez Podemos, ou dans la Gauche Unie, et parmi les forces qui
ont gagné les élections municipales du 24 mai 2014 à Madrid, Barcelone,
Saragosse, La Corogne et d’autres villes.
Pourquoi cette opportunité a-t-elle été manquée ? Tout d’abord, les
organisations de la gauche espagnole manquent, dans leur action
quotidienne, de pratiques internationalistes concrètes, et les
directions ne sont pas intéressées par ce qui se passe dans d’autres
pays européens.
Deuxièmement, la priorité accordée aux taches à l’échelle nationale
entrave leur habilité à traiter des problèmes qui ne sont pas d’un ordre
immédiat. L’intensité de la crise politique espagnole et les élections
en série sont là pour rappeler que l’urgent dominera toujours le
nécessaire.
Troisièmement, au sein de Podemos, il y a eu un refus de voir la
réalité grecque telle qu’elle est. Le retournement pro-mémorandum de
Syriza a été vu comme temporaire, en attendant un tournant
anti-austérité le jour où l’équilibre des forces sera plus favorable.
L’idée est également que les choses ne sont pas les mêmes dans le
contexte espagnol parce que l’Espagne est un Etat plus puissant que la
Grèce, donc un gouvernement de gauche sera capable de négocier dans de
meilleurs termes avec l’Union Européenne.
Pourquoi autant de monde continue de voter pour un parti
aussi corrompu et discrédité que le Parti Populaire (PP), qui a pourtant
gagné les élections récemment ?
Le PP a réussi à utiliser le spectre d’une possible victoire de
Podemos Unidos pour mobiliser le vote conservateur autour de lui, au
détriment de Ciudadanos, un nouveau parti néolibéral élevé
artificiellement par les médias au rang d’alternative aux partis
traditionnels de droite. A cela on doit ajouter l’effet du Brexit. Le
référendum sur le Brexit a eu lieu précisément à un moment, décisif, à
la fin de la campagne électorale, et il a été présenté de façon
apocalyptique par les médias. Cela a favorisé un climat de peur qui a
conduit de nombreux électeurs à soutenir le PP à cause de leur
engagement supposé en faveur du maintien de l’Espagne dans l’Union
Européenne.
En plus de tout cela, quand on analyse la force électorale du PP, il
est important de ne pas oublier le facteur générationnel. La majorité
des électeurs du PP sont des personnes plutôt âgées. Ce n’est pas un
problème pour le PP à court terme – après tout, ils opèrent dans un pays
avec un taux d’abstention très élevé chez les jeunes. Mais à plus long
terme, le manque de contact avec les nouvelles générations est un
problème pour tous les partis politiques.
Quelle est votre position sur les récents événements au
Royaume Unis et sur le Brexit ? Est-ce qu’un nationalisme de gauche
pourrait être une solution progressiste aujourd’hui ?
Le référendum pointe vers de nombreux paradoxes et contradictions. Le
Brexit est un coup pour le capital financier britannique tout comme
pour les autres classes au pouvoir en Europe, dont le projet
d’intégration continentale est maintenant confronté à une nouvelle
crise. Dans le même temps, la campagne pro-Brexit a été dominée par des
forces réactionnaires et xénophobes qui se sentent confortées par leur
victoire et sont maintenant capables de définir l’agenda politique
britannique dans le court terme. Cependant, le référendum pourrait aussi
raviver le processus d’indépendance en Ecosse, ce qui contribuerait à
l’affaiblissement de l’Etat britannique dans le futur.
La gauche britannique était hors-jeu, forcée soit de faire compagne
pour le Lexit, pour un Brexit, mais sans réelle chance de faire
contrepoids à la campagne réactionnaire en faveur du Leave, soit pour le
maintien du Royaume-Uni dans l’UE tout en critiquant en même temps
l’européisme officiel et l’Union européenne.
La gauche européenne, particulièrement la gauche
euro-méditerranéenne, doit sérieusement aborder la question européenne.
Nous devons développer une critique systématique de l’ensemble du projet
de l’UE, mais sur une base internationaliste qui se confronte
ouvertement à la droite xénophobe, sans aucune nostalgie pour
l’Etat-national keynésien.
La leçon grecque est claire : rompre avec le cadre de l’UE est
crucial pour tout gouvernement anti-austérité. Les propositions de
réformer l’Union européenne ou de négocier un agenda plus flexible avec
les autorités européennes sont une impasse stratégique.
La gauche doit mettre en avant une alternative basée sur la
souveraineté par en bas et sur la solidarité internationale, sans
s’accrocher à l’espoir futile de réforme de l’UE.
Dans le cas espagnol, la majorité des forces à gauche ont des
analyses insuffisantes au sujet de l’Union européenne et semblent
stratégiquement désarmées. Podemos esquive le problème et refuse
d’aborder concrètement la question de l’UE.
De toutes les limites programmatiques de Podemos, celle-ci est à mon
sens la plus importante et la plus urgente. Si jamais un gouvernement
dirigé par Podemos voit le jour, cette croyance futile en un compromis
improbable avec la Troïka pourrait pousser le gouvernement dans un
cul-de-sac pas si différent de celui auquel a été confronté Syriza en
Grèce.
Entretien réalisé par George Souvlis. Traduction par Marlène Rosano-Granges.
http://www.contretemps.eu/podemos-espagne-antentas/
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