dimanche 8 avril 2018

A la frontière du camp de concentration appelé Gaza, par Gideon Levy

Ils étaient séparés par la palissade. Des enfants nés à la fin des années 1990, des jeunes du même âge, se tenaient de part et d’autre de la frontière. D’un côté, les soldats israéliens et, de l’autre, les manifestants de Gaza. 

Face à face, des soldats armés et protégés avec leurs jeeps, bulldozers, barrières de terre, barbelés et tours de guet, et des manifestants à découvert, avec un parasol et des ambulances. 

Plusieurs dizaines de résidents de Gaza se sont également approchés de la clôture, en milieu de semaine, pour défier silencieusement aussi bien cette barrière de séparation que les soldats israéliens, alors que derrière eux 18 familles pleuraient leurs proches [tués] et des centaines soignaient leurs blessures – toutes des victimes des tirs nourris de vendredi passé [30 mars – selon le site +972, en date du 6 avril 2018, les «tireurs d’élite» (snipers) ont tué au moins six Palestiniens (neuf selon les dernières données) ce huitième jour de manifestations et blessé au moins 300 par balles réelles, qui font des blessures très graves]. 


C’était l’après-midi. Les engins de terrassement qui servent à élever des parapets de terre tout le long de la clôture soulèvent une poussière qui bloque parfois la visibilité. Les machines de forage [pour construire un gigantesque mur souterrain afin d’empêcher le creusement de tunnel], les tours de surveillance et les jeeps – dont les toits sont encombrés d’équipements de surveillance et de protection – donnent à l’endroit l’aspect d’un film de science-fiction. 

Rien n’a de sens ici, près de cette palissade qui entoure cet immense camp de concentration appelé Gaza. Les habitants regardent impuissants l’approche des bulldozers qui intensifient l’état de siège et l’étranglement. Certains des conducteurs de cette lourde machinerie sont des Arabes israéliens. Ils utilisent leur gilet pare-balles phosphorescent comme tapis de prière. De l’autre côté, les Gazaouis s’agenouillent pour les mêmes prières de l’après-midi, tournés vers la même Mecque et priant le même Dieu. 

D’énormes quantités de béton sont versées dans la terre imprégnée de sang pour assurer une sécurité encore plus imaginaire à Israël. Cela face à un groupe d’hommes aux pieds nus, dont les armes les plus sophistiquées cette semaine étaient de grands miroirs avec lesquels ils essayaient d’aveugler les tireurs d’élite qui les visaient. 

Qu’il est triste de se déplacer le long de la Burma Road, surnom donné par l’armée à la route de patrouille qui longe la clôture qui boucle Gaza. Comme il est affligeant de voir les maisons de l’autre côté, tellement proches qu’on pourrait les toucher en tendant le bras, et penser au sort des habitants. Quelle tristesse de voir les sommes énormes déversées dans la terre de cette barrière souterraine imaginaire, au bord de laquelle on a construit des cimenteries pour satisfaire son appétit pour le béton, et de penser à tout le bien qu’on pourrait faire avec cet argent. 

Comme il est pénible d’observer la prison de Gaza de l’extérieur. Le passage d’Erez est vide [seul «poste-frontière» entre Gaza et Israël]. Le terminal, qui a été construit pour laisser passer des dizaines de milliers de personnes, est presque vide, même les jours ordinaires. Cette semaine il l’est complètement. Un fauteuil roulant qui traînait à l’entrée annonçait le passage d’un patient; une paire de chats fouillant dans une benne à ordures rappelle qu’il y a de la vie ici. 

Une fois de plus, un ballon d’observation a été lancé en l’air pour surveiller les gens. La famille d’Emil Fugato a donné de l’argent de son domaine pour aménager l’autoroute de sécurité qui entoure Gaza. C’est ce qui est inscrit sur la dalle de pierre qui se dresse sur la colline entre Sderot et Gaza et qui surplombe Beit Hanun. 

Pendant les guerres contre Gaza, les curieux [Israéliens] se rassemblaient ici pour observer les bombardements, mais maintenant le calme règne sur cette colline, où un arbre est planté, à son sommet. Sur le camping d’Arele, des gens pique-niquent. Ils célèbrent la Pâque, la fête de la liberté, cela en face de la plus grande prison du monde. 

La Maison du Cessez-le-feu a été rénovée, c’est un «site du patrimoine national» dans un lieu où le mot «cessez-le-feu» n’est plus coutumier. Au pied du camping se trouvent les champs de blé et de chaume du Kibboutz Nir Am qui s’étendent jusqu’à Gaza. Ce Gaza qu’on ne peut pas ne pas voir. 

«Nous sommes ici», crient les gens à l’intérieur d’une voiture Kia Picanto qui arrive au camping. Il y a également le Mémorial de la Flèche noire, qui lui aussi surplombe Gaza – un bloc de marbre pour chacun des actes de vengeance menés par la Brigade des Parachutistes d’Israël dans les années 1950, et qui étaient qualifiés de représailles. Plusieurs de ces actes ont eu lieu à Gaza, d’autres en Jordanie. Des opérations à Khan Younis, à Kissufim (Opération Oeil pour œil), à Qalqilyah, à Kuntilla (Operation Egged): tous étaient des actes de vengeance. 

On a répondu à la terreur par la terreur. Inscrits sur le marbre on trouve des citations de la Genèse, de Natan Alterman, de Hannah Szenes, de Yitzhak Shalev et bien sûr d’Ariel Sharon, le chef de la campagne de représailles. Un panneau indique que la brochure sur le Black Arrow [opérations de 1956] est disponible auprès d’«Erol» et donne un numéro de téléphone. Les touristes de la ville de Yavneh arrivent pour une visite organisée parmi les pierres commémoratives des opérations de représailles. Yavneh était autrefois la ville arabe de Yibneh – les descendants des réfugiés de 1948 de Yibneh vivent dans l’enclave assiégée en face de nous. Il est peu probable que les vacanciers qui passent par là aient une pensée pour le destin de ces réfugiés et de leurs descendants. 

«Pourquoi la campagne du Sinaï a-t-elle commencé?» demande le guide, et quelqu’un demande ce qu’était cette campagne du Sinaï. «Avez-vous entendu parler de l’attaque contre Moshav Patish? Un mariage avait lieu. Des terroristes sont venus.» Le camp de réfugiés de Jabalya est en face de nous. Sur le mémorial on peut lire: «Dan sera un serpent par la route, une vipère par le chemin» (Genèse 49:17). Shujaiyeh, où des dizaines de Gazaouis ont été tués pendant l’opération Bordure protectrice en 2014, n’est pas loin non plus. Une kippa accrochée, un foulard et une guitare sur le banc de pierre sous l’eucalyptus. Un couple de Moshav Bnei Netzarim, évacués de la bande de Gaza. Il chante à la femme une chanson d’amour. Et d’ici aussi, on voit Gaza à l’horizon, toujours présent. 

En face de la place de parc pour chars datant de l’époque de l’opération «Bordure protectrice» [2014], à l’entrée du kibboutz Nahal Oz, il y a maintenant une cimenterie pour la construction du mur souterrain, et des camions chargés de ciment se suivent. 

Dans le poème sur la construction de Tel-Aviv, Nathan Alterman écrivait: «Nous vous vêtirons d’une robe de béton et de ciment», mais il n’a certainement pas rêvé de cette version de 2018. La Route Faiz et la Route romaine. Ce sont des noms de guerre. 

Dans une grande parcelle de pastèques qui se termine au bord de la clôture de frontière, les femmes bédouines israéliennes ramassent les énormes feuilles de plastique recouvrant les pastèques. Le printemps est arrivé. D’ici on peut déjà voir clairement les maisons de Gaza. Les champs de pommes de terre, de choux et de choux-raves du Kibboutz Nahal Oz atteignent presque la frontière. Ici, les tours de guet sont entourées d’un dôme qui leur donne un aspect étrange. 

Personne ne nous arrête et nous sommes sur la Burma Road. Peut-être pensent-ils que nous sommes aussi avec les entrepreneurs qui construisent la plus grande barrière souterraine de l’histoire. 

Pendant ce temps, par mesure de sécurité, ils ont ajouté d’innombrables clôtures de barbelés au bord des champs, comme deuxième ligne de défense contre les manifestants qui pourraient percer la grande clôture! Il y a une décharge d’ordures de l’autre côté de la clôture, des oiseaux blancs y fouillent, et non loin de là, il y a une petite ville de tentes des manifestants. Des tentes blanches, parmi lesquelles se déplacent quelques motocyclistes. 

Un engin de terrassement jaune Caterpillar appartenant à l’entreprise Morad Yehezkel Ltd. creuse le sol pour construire un nouveau barrage de terre. Qui sait pendant combien de temps encore Israël se retranchera, s’entourera de murs, de clôtures et de barrières, et emprisonnera encore davantage ses voisins. 

Certains travailleurs de construction et chargés d’exploitation travaillent ici en portant des gilets pare-balles et des casques d’acier. D’autres, comme l’opérateur de l’équipement technique Volvo qui prie sur la veste phosphorescente qu’il a étalée, sont complètement exposés. Le spectacle des manifestants face à toutes ces machines en acier est encore plus déchirant. 

Soudain, les soldats se mettent à courir vers la clôture. Il y a de la tension dans l’air. Les soldats s’abritent derrière les blocs de béton. L’un d’eux lance une grenade lacrymogène de l’autre côté. Il n’y a pas de victimes. 

L’étudiant Hasan Farhat rentre d’un cours d’anglais qu’il suit à l’Université islamique de Gaza et revient chez lui, au centre de la ville de Gaza, de l’autre côté du site où nous nous trouvions. Il a 20 ans et il est retourné à Gaza en 2011, après avoir passé six ans avec ses parents en Australie, pendant que son père obtenait un doctorat en linguistique. Farhat était heureux de revenir. Il aime la vie à Gaza, même assiégée, et la préfère à la vie en Australie. Nous communiquons par Skype. Farhat n’a pas participé à la manifestation de vendredi dernier, bien qu’il l’ait soutenue. Il a deux sœurs plus jeunes à la maison. Elles s’inquiétaient pour lui et lui ont demandé de ne pas se joindre à la manifestation, craignant qu’il ne soit blessé. 

 «Je crois que les manifestations constituent les derniers moyens non-violents. La situation ici se détériore constamment, et les gens savent que la lutte violente n’a aucune chance. Nous voulons seulement faire entendre notre voix. Nous voulons qu’ils sachent qu’il y a des êtres humains qui vivent ici, comme partout ailleurs, avec des rêves, comme partout ailleurs». Farhat, qui est actif sur les réseaux sociaux, dit que 62% des jeunes et 45% des adultes à Gaza sont au chômage, et ses camarades de classe sont très inquiets de ce qui se passera quand ils finiront leurs études et recevront leur diplôme. 

«Tant que nous étudions, nous avons au moins un endroit où aller», dit-il. «Et tellement d’étudiants sont empêchés de poursuivre leurs études à l’étranger. Tant de gens dans le monde peuvent jouir de la liberté.» 

Selon Farhat, l’idée d’une marche non-violente vers la frontière a été imaginée dès 2011 par Ahmed Abu Rteima, journaliste et écrivain palestinien, auteur du livre en langue arabe Le Chaos organisé, et actuellement porte-parole de la «Marche du grand retour». A l’époque, les gens pensaient que c’était une idée folle, parce qu’ils avaient peur qu’Israël tire sur les manifestants. 

«Cette manifestation n’appartient à aucune organisation. Les gens d’ici sont fatigués de la politique. Les habitants de Gaza n’ont plus rien à perdre. Il y a des gens à Gaza qui préfèrent se faire tuer rapidement à la frontière plutôt que de mourir lentement à Gaza», dit-il. «Je me souviens que lorsque j’étais en Australie, on nous a une fois demandé si nous préférions mourir lentement dans une cage pleine de fourmis ou mourir rapidement dans une cage de lions. Presque tout le monde disait préférer une cage de lions. Pour mourir rapidement.» 

Dimanche, dit-il, il y a eu un mariage près de la barrière. Les gens chantaient des chansons et même dansaient. «Mais nous, ceux qui sont nés dans les années 90, nous sommes une génération perdue», dit-il. Il est néanmoins content d’être revenu à Gaza. 

(Article publié dans le quotidien Haaretz, en date du 4 avril 2018; traduction A l’Encontre)

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