En l'espace d'une seule
année, deux peuples d'Europe, l'un au sud, l'autre au nord, ont voté
contre l'UE et sa politique – avec des motivations différentes et un cap
opposé. Alors que l'OXI grec du 5 juillet était dirigé contre les
diktats austéritaires de la troïka et la relégation du pays au statut de
semi-colonie, le Brexit a été marqué avant tout par la peur de
"l'invasion étrangère" et par le souhait de verrouiller la liberté de
circulation des personnes à l'intérieur de l'UE, tout en exprimant du
même mouvement le désir de régler leur compte aux élites politiques
dominantes. Le NON grec avait été piloté par la gauche, le NON
britannique a été piraté par la droite.
I. Les crises de l'UE
La crise économique
mondiale de 2008 a plongé l'UE dans une crise profonde qui s'est
manifestée d'abord comme crise de l'euro et de l'union monétaire, puis
comme "crise des migrants". Ce qui est à la racine de ces crises est
toujours là, le système financier est toujours hors de tout contrôle, et
les inégalités sociales, celles qui fracturent les États membres comme
celles qui les opposent, a énormément augmenté. L'exclusion de la Grèce
de la zone euro demeure une éventualité. En même temps, les élites
dominantes sont amenées à redouter que le Brexit fasse école jusque dans
les pays fondateurs de la Communauté Économique Européenne (CEE), par
exemple en France ou dans les Pays-Bas.
L'UE est de nouveau à
un tournant. Il n'est pas certain que les élites dominantes réussissent à
stabiliser l'union monétaire. Et il est plus que douteux que cette
éventuelle stabilisation améliore la situation des classes subalternes.
Effondrement de la monnaie commune et dislocation de l'UE ne sont plus
choses impensables – ce serait la fin du projet politique central du
capital européen depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
I.1.Dans la jungle de la concurrence capitaliste : la crise institutionnelle
Le mal fondamental dont
souffre l'UE est lié à son caractère social : projet du capital au
départ, elle l'est restée jusqu'à aujourd'hui. Elle a été construite
pour garantir la liberté de circulation des marchandises et du capital –
d'abord sous forme d'union douanière, ensuite comme marché intérieur et
union monétaire, mais sans gouvernement politique commun, sans
rééquilibrage social et sans responsabilité mutuelle. La mise en place
des structures de domination européennes a ainsi suivi le schéma de la
formation de l'État unitaire allemand en 1871 : d'abord l'union
monétaire, ensuite le marché intérieur combiné avec la création du
Reichsmark. Mais alors que sous l'empire, ont été institués les premiers
éléments d'un système d'assurances sociales ainsi que d'une union
politique sous la forme du Reichstag (lequel, il est vrai, n'est devenu
la pleine expression de la souveraineté populaire qu'après la révolution
de novembre), l'UE ne s'est jusqu'à aujourd'hui pas constituée en union
sociale et politique, il n'existe que quelques amorces rudimentaires
d'une collaboration policière et militaire. Le secteur économique qui,
après le charbon et l'acier, et la politique agricole commune, a été le
premier à être communautarisé, est la politique commerciale. Raison pour
laquelle elle est exclusivement du ressort de la Commission européenne
(à la différence du secteur bancaire).
► Les idées fondatrices
à l'origine d'une "union européenne de plus en plus étroite", selon
l'expression des traités de Rome, proviennent de sources diverses (la
guerre froide, le dépassement de la confrontation "héréditaire"
franco-allemande par l'instauration d'un contrôle conjoint de
l'industrie du charbon et de l'acier). Mais la force motrice à l’œuvre
dans le développement élargi de ce projet, a toujours été et continue à
être la centralisation et la transnationalisation du capital, qui
s'assujettit des espaces économiques de dimensions de plus en plus
larges et est contraint de construire des structures économiques et
financières transnationales (européennes) tout en restant rattaché à sa
base nationale. C'est une structure fondamentale des rapports de
production capitalistes qui se manifeste sous cette forme : ils sont
basés sur la concurrence entre capitaux séparés et n'offrent aucune
possibilité de gérer des ressources sur un mode coopératif transcendant
les frontières.
La notion de
concurrence traverse tous les traités européens : concurrence
intérieure, concurrence extérieure. La meilleure formulation est celle
du traité de Lisbonne, où il est écrit que l'UE veut "devenir l'espace
économique de la connaissance le plus compétitif au monde". En interne,
les groupes capitalistes se servent des gouvernements nationaux pour
s'assurer des parts de marché et des avantages comparatifs ; en externe,
sur le marché mondial, ils ont besoin du poids du marché interne
européen, de l'euro et de l'intervention globale de l'UE comme puissance
commerciale pour tenir la dragée haute à la concurrence des États-Unis,
de l'Asie etc.
► Dans l'UE, c'est donc
logiquement, non pas la Commission qui domine, comme l'affirmait de
nouveau en se trompant la campagne du Lexit en Grande-Bretagne, mais le
Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement ("les États membres
sont les maîtres des traités", ainsi que ne cesse de le répéter
Merkel) ; or ceux-ci se voient au premier chef comme gérants des
intérêts des grands groupes et des confédérations patronales, pas comme
gérants des intérêts de leur population et pas non plus comme
architectes d'une maison européenne commune. (Cf. par exemple, lors de
la crise de l'euro, le refus opiniâtre de l'Allemagne que l'Europe
prenne en charge une responsabilité pour les pays particulièrement
secoués par la crise bancaire ; ou en sens inverse, le refus de la
plupart des États de l'UE de prendre en charge en commun la
responsabilité de l'accueil des réfugiés.) Il est certes exact que 80%
des lois qui sont adoptées aujourd'hui dans les parlements européens,
sont issues de Bruxelles et se conforment intégralement à l'agenda
néolibéral du capital européen. Mais aucun des projets de la Commission
ne devient une directive sans l'agrément des gouvernements nationaux. Et
les lobbyistes des entreprises, au nombre desquels on compte aussi des
politiciens de premier rang des États nationaux, travaillent la plupart
du temps déjà au préalable à l'écriture des projets de la Commission.
Quand ces messieurs-dames jouent, c'est par la bande.
Ajoutons à cela qu'il
n'existe pas de loi électorale européenne : les peuples de l'UE restent
compartimentés en nations (cela aussi ressortit au principe de
concurrence). Les politiciens ne sont responsables que devant la
population de leur État national, pas devant un souverain européen. La
conséquence en est le comportement schizophrène qui les amène à se
vanter volontiers chez eux de ce qu'ils ont réussi à obtenir "pour nous"
à Bruxelles, mais à se dégager de toute responsabilité pour tout ce
qu'ils y ont approuvé. "Bruxelles", l'UE, ce sont alors les autres,
ceux-ci ou ceux-là. Un exemple particulièrement parlant ces derniers
temps, c'est l'attitude de Cameron avec le référendum sur l'UE : il a
réussi le tour de passe-passe d'être à la fois pour et contre l'UE, de
contester depuis des années l'idée centrale de l'UE (celle d'une union
de plus en plus étroite) parce que cela plaît chez lui à son électorat
conservateur, mais de refuser la sortie de l'UE parce que la City de
Londres y est furieusement opposée – et donc de servir en même temps les
intérêts mondiaux du capital financier et le provincialisme d'une
frange de la droite.
► En d'autres termes :
le caractère capitaliste de l'UE empêche qu'il en sorte un projet
solidaire, écologique et démocratique. Bien au contraire : l'inégalité
sociale croissante produit de nouveaux rapports de domination et de
dépendance entre les États de l'UE et met de ce fait en danger le projet
capitaliste lui-même. Quant à la population salariée, elle n'a de son
côté aucun intérêt à soutenir ce projet. L'UE n'est pas faite pour elle.
Mais elle n'a non plus aucun intérêt à ce qu'il n'y ait que
décomposition sans alternative. Les nombreuses guerres qu'a connues
l'Europe enseignent qu'on n'a réussi que fort rarement à transformer les
guerres en révolutions. Les salariés doivent formuler leur propre
projet européen, et le temps presse.
I.2. La crise économique : aucun sacrifice pour l'euro !
Stabiliser et fortifier
l'euro est devenu pour le capital et la bourgeoisie la plus importante
raison d'être de l'UE. La monnaie commune diminue le coût de l'accès aux
marchés européens et le rend plus facile – pour les pays de l'UE comme
pour le capital extra-européen. Elle donne au capital européen en
direction de l'extérieur le poids nécessaire pour jouer dans la cour des
grands. Sans l'euro, les États membres pris un à un ne continueraient
plus très longtemps à siéger à la table du G8 – même pas l'Allemagne. Il
n'y a donc pas de lapsus, ni linguistique, ni moral, quand Merkel dit :
"Si l'euro échoue, c'est l'Europe qui échoue". Du point de vue
capitaliste, c'est on ne peut plus juste, elle ne fait qu'énoncer
nettement l'enjeu de cette UE. (On peut toucher du doigt cette
importance de l'impact extérieur de la crise de l'euro : lors de son
voyage en Chine en 2012, Merkel dut s'entendre dire que la Chine se
débarrasserait de ses fonds monétaires en euros si l'Allemagne ne
parvenait pas à maintenir la cohésion de la zone euro et que la Grèce
sortait de l'euro. À son retour, elle insista pour que la Grèce reste
dans la zone euro).
► Mais l'euro se porte
mal ; projet communautaire, il est malade des contradictions internes de
l'UE. Le stabilité de l'euro dépend de celle de l'union économique et
monétaire (UEM) sur laquelle il repose. Or les économies de l'UEM
dérivent dans des sens opposés. C'était déjà le cas avant l'introduction
de l'euro. Cela commence au moment des récessions des années 60 et 70,
et se manifeste par des taux d'inflation de plus en plus divergents qui
aboutissent en fin de compte à l'échec du Serpent Monétaire Européen
(SME). Avec la vague du boom de la "New Economy", l'introduction de
l'euro et l'avantage concomitant des intérêts sur les emprunts d'État,
font dans un premier temps l'effet d'une mesure de relance et gonflent
le secteur financier et immobilier. Pendant un temps, cela cache le fait
que les balances courantes de l'eurozone divergent de plus en plus de
façon dramatique. À présent, en effet, les niveaux de productivité
différents s'entrechoquent sans mécanismes amortisseurs, et les
économies bénéficiant d'une productivité supérieure en profitent
évidemment, en premier lieu l'Allemagne.
La crise financière de
2008 révèle au grand jour ces disparités. Dans la crise, chaque État
membre a pour but de sauver ses propres banques. Les sommes en jeu
dépassent de loin les capacités de la plupart des États, si bien que
devient nécessaire une responsabilité conjointe de l'eurozone pour
éviter l'effondrement de tout l'édifice de l'union monétaire. Mais le
gouvernement fédéral allemand refuse jusqu'au dernier moment d'accepter
un fonds de sauvetage commun, des emprunts d'État européens ou une
surveillance bancaire européenne, parce qu'il cède à l'ambiance chauvine
de l'électorat : "Nous n'allons pas payer pour ces fainéants de Grecs".
Il finit par céder, mais à condition de dicter aux autres pays une
discipline budgétaire insoutenable qui écrase quelques-uns d'entre eux
durablement sous des montagnes de dettes et les pousse, immédiatement ou
tendanciellement, dans un état de dépendance économique structurelle.
Ce qui fait se creuser un profond fossé entre le sud et le nord de
l'Europe.
►L'euro et la politique
de stabilité et de compétitivité qui lui est liée (sous le nom de
"frein à l'endettement") devient, sur ces entrefaites, pour l'Allemagne
et un groupe d'États de sa sphère d'influence immédiate l'instrument
principal d'une nouvelle domination politique sur l'Europe. Pour
quelques pays de l'Europe du sud, leur endettement structurel et leur
dépendance des créanciers du nord deviennent un problème central. Il
leur faut se libérer de cette servitude s'ils veulent retrouver la
possibilité d'un développement autonome. Pour eux, la sortie de l'euro
est un premier pas.
Pour les pays de la
moitié nord, le problème se présente autrement : c'est ici que sont les
gouvernements qui sont les principaux responsables des dérèglements dans
l'UE, la tâche centrale est de les remplacer avec pour objectifs
d'abattre le pouvoir de la finance et des grands groupes et de lutter
contre le socialchauvinisme également présent parmi les salariés. Tant
que cet objectif n'est pas atteint, sortir de l'euro ne sert pas à
grand-chose.
Dans tous les pays, il
s'agit de lutter contre la politique d'austérité, mais les uns et les
autres n'occupent pas la même place dans les structures de pouvoir de
l'UE. Au centre, les problèmes ne se présentent pas sous la même forme
qu'à la périphérie.
I.3. Le projet d'une Europe restreinte
S'en tenir obstinément à
l'idée que les États nationaux sont "les maîtres des traités", c'est
faire de l'équilibre sur la lame d'un couteau : ce que démontrent et la
crise de l'euro et le Brexit. Le Brexit affaiblit le capital britannique
plus que l'UE. La Grande-Bretagne n'a pas adopté l'euro et aucun des
courants de droite n'a intérêt à une rupture avec le marché intérieur
européen, le résultat du référendum leur sert plutôt à négocier encore
plus de dérogations à sa réglementation. En revanche, c'est la question
écossaise qui est revenue sur le tapis et menace de disloquer le
royaume.
Mais ceux qui voient
dans le Brexit la première marche vers une décomposition de l'UE,
risquent d'être déçus, l'Union est bien trop importante pour le capital.
L'UE perd un contributeur net et un pilier important pour l'Union
militaire. D'éventuelles délocalisations de sièges sociaux et de places
financières vers le continent renforceront des établissements européens
concurrents. Mais ce qui fait le plus peur aux élites dominantes, c'est
que le Brexit fasse école dans les pays centraux de la Communauté
Européenne (la France, les Pays-Bas).
►Depuis la crise de
l'euro, on voit pour cette raison s'intensifier les efforts pour
approfondir l'intégration européenne en dépit de toutes les
manifestations de rejet. L'union bancaire européenne est un premier pas
vers la communautarisation des garanties. En 2012, en outre, le
président de la Commission européenne et le président du Conseil
européen présentent chacun un projet d'Europe restreinte constituée par
les membres de la zone euro. Les deux projets prévoient un budget de
l'eurozone contenant aussi des moyens financiers pour compenser des
situations de détresse sociale : dans les tiroirs de la Commission, il y
a des projets d'assurance-chômage européenne, un système de retraites
européen et un salaire minimum européen. Pour le moment, les États
membres ne veulent pas en entendre parler. Et cela ne signifie pas que
l'UE se serait désormais découvert une âme sociale, ces mesures sont
flanquées de l'obligation pour chaque État de s'engager par un traité
bilatéral avec la Commission à plus de discipline budgétaire et plus de
"réformes" et de mettre en œuvre les recommandations pays par pays que
la Commission publie tous les ans. (Cette idée provient de la
chancellerie allemande). En outre, la Commission prépare des directives
pour un marché du travail plus flexible, lesquelles annuleraient les
législations sur le travail existantes issues de l'après-guerre – des
attaques comme la loi sur l'unité tarifaire [en Allemagne] ou la
"réforme" du code du travail en France, comme il y a quelques années la
suppression de l'article 18 du code du travail italien montrent déjà la
direction. Il est question d'emprunter au Danemark, qui n'est pas dans
la zone euro, l'adaptation automatique (c'est-à-dire le décalage) de
l'âge de la retraite en fonction des gains en espérance de vie.
La fraction libérale du
parlement européen (Guy Verhofstadt, ancien ministre-président de
Belgique) lance la proposition d'un ministre des finances européen, d'un
ministre des affaires étrangères commun, de la transposition dans le
droit communautaire des "instruments de sauvetage" comme le mécanisme de
stabilité européen et le pacte fiscal, d'un fonds d'endettement commun,
d'eurobonds, et aussi, d'un budget européen doté de sa propre fiscalité
et d'une réduction de la Commission.
►Cela va dans le sens
d'une harmonisation, - mais d'une harmonisation vers le bas. Autour de
cette Europe restreinte se regrouperaient des membres associés dont le
statut différerait en fonction de leur force économique. Les pays du sud
culbuteraient dans le statut d'économies dépendantes.
Pour les salariés, ce
genre d'approfondissement de l'intégration européenne signifierait une
importante aggravation des attaques contre leurs acquis – en dépit des
progrès partiels qui seraient réalisés par exemple dans le domaine d'une
sécurité sociale minimale. Outre cela, l'artefact européen deviendrait
encore moins démocratique, car il n'est évoqué nulle part la possibilité
de revaloriser le parlement européen pour en faire un parlement de
plein droit avec toutes les compétences législatives, et par ailleurs
font défaut les moyens les plus élémentaires pour que s'exprime en
commun la volonté d'une population de l'eurozone. À ces plans doit
s'opposer une résistance résolue et coordonnée à l'échelle de l'Europe.
Mais pour le moment,
tous ces projets ont été remisés au fond des tiroirs. Ils impliqueraient
en effet une modification des traités, ce qui veut dire qu'ils
devraient être encore tous ratifiés une nouvelle fois par les parlements
nationaux – avec le risque d'être rejetés.
II La Gauche et l'UE
Le référendum
britannique sur l'appartenance à l'UE a excellemment illustré les
méthodes de la classe dominante pour faire de l'UE le bouc émissaire de
sa propre politique quand cela l'arrange et qu'elle veut semer la
confusion pour ne pas avoir à en payer le prix. À une population
souffrant depuis des décennies de désindustrialisation, de
privatisations et de concentration de l'industrie financière (Londres
est aujourd'hui la deuxième place financière au monde), on a voulu faire
croire que c'était "Bruxelles" et sa politique d'immigration qui
étaient responsables des conséquences négatives de tout cela. Et la
gauche britannique est elle aussi tombée dans le piège.
II.1. Le référendum, un théâtre de marionnettes
L'appel au Lexit prend
comme cible uniquement le rôle dominant (affirmation par ailleurs
erronée) d'institutions européennes non élues comme la Commission ou la
Banque Centrale Européenne (BCE). Il ne dit pas un traître mot de la
responsabilité du gouvernement Thatcher dans le déclin industriel de la
Grande-Bretagne, de la co-responsabilité de la City de Londres dans la
crise financière, de la responsabilité de Cameron dans l'intensification
de la pression sur les salaires (c'est lui, finalement, qui, au début
des années 2000, a ouvert toutes grandes les portes à la main-d’œuvre
migrante de l'Europe de l'est sans lui accorder les mêmes conditions de
travail). Pas un mot non plus sur le fait que pendant des dizaines
d'années, c'est le gouvernement britannique qui, sans cesse, a bloqué
même des avancées minimales en direction d'une Union sociale européenne.
À partir de la fin des années 90, la Grande-Bretagne a été en pointe,
de pair avec la France, pour construire des murs contre les réfugiés,
pour mettre au rebut l'initiative "Mare Nostrum" et pour militariser les
mécanismes de refoulement des réfugiés. La majorité des syndicats
britanniques et le Labour Party n'ont rien opposé à la politique
européenne archi-conservatrice des tories, au contraire, la ligne
social-chauvine : "British Jobs for British Workers" a une longue
tradition dans la classe ouvrière britannique.
De ce fait, les portes
étaient grandes ouvertes à une campagne raciste sans précédent, tournée
essentiellement contre les migrants de l'UE venus de l'Europe de l'est, y
compris des agressions et des meurtres, et la dominante de cette
campagne de refus de la libre circulation des personnes n'a pas moins
été le fait du camp du remain que de celui du Brexit. Il ne sert à rien
de vouloir effacer cette dimension, même si s'y mêle une portion
consistante de paupérisation réelle, d'angoisses sociales et de haine
des élites politiques, du "système".
Les espoirs de ceux
qui, à gauche, ont salué dans l'euphorie le Brexit comme un "progrès",
seront cruellement déçus. Les tories ont vite passé le cap de leur crise
de direction, Cameron est certes parti, mais en revanche, c'est Johnson
qui est ministre des affaires étrangères – un jeu absurde et convenu à
l'avance, où de toute façon, c'est la droite qui gagne, qu'elle soit
pour ou contre l'UE. Le seul rayon de lumière est – peut-être – la
sécession de l'Écosse. La gauche anticapitaliste (et anti-UE) est battue
à plate couture et divisée comme jamais, elle n'a pu tirer aucun
capital politique de la crise de direction des conservateurs.
II.2. Social-chauvinisme
Le résultat du référendum à mis en plein jour deux problèmes :
Premièrement, la gauche
se fait mener par le bout du nez par une question mal posée. Une gauche
anticapitaliste n'a pas à "choisir" entre des variantes d'un État
capitaliste, et surtout pas quand l'une n'est que l'appendice de
l'autre. Dans un pays impérialiste comme la Grande-Bretagne, la gauche
doit dénoncer ouvertement le jeu truqué du gouvernement et s'opposer aux
tendances chauvines liées à la campagne haineuse anti-UE de la droite.
Pour elle, l'ennemi principal est à Londres, pas à Bruxelles. Elle n'a
rien à retrancher de sa propre position anti-UE, mais il ne suffit pas
d'apporter seulement d'autres arguments, dans une situation de ce genre,
elle doit diriger son tir contre son propre gouvernement. En jouant le
même jeu que lui, elle a sombré.
Deuxièmement, le fait
que le Brexit a obtenu dans certains milieux ouvriers un aussi haut
niveau d'adhésion, soulève la grave question de savoir quelle attitude
elle entend avoir vis-à-vis de la pénétration de l'idéologie chauvine
dans la classe ouvrière et du flanc ainsi découvert du côté de
l'extrême-droite. Ce n'est pas seulement un problème britannique, ni un
problème qui daterait de ces derniers jours : quelque chose d'analogue
se manifeste depuis longtemps dans les régions industrielles en ruines
du nord et de l'est de la France, dans les citadelles du précariat dans
l'Italie du nord, en Scandinavie et en Europe de l'est, et finalement
aussi en Allemagne, où il n'était pas nécessaire d'attendre les succès
électoraux de l'AfD dans les bastions ouvriers pour savoir que depuis
des années, un substrat permanent de 20% des syndiqués accueille
favorablement les mots d'ordre de la droite. Si l'extrême-droite est
bien plus forte dans les pays du nord européen que dans ceux du sud,
cela a quelque chose à voir avec le rôle impérialiste de ces pays : à
ceux qui ne rigolent pas tous les jours chez eux, on peut proposer, en
guise de cataplasme et de compensation, d'adhérer à l'image valorisante
dont ils jouissent "dans le monde". La politique de quelques directions
syndicales collant aux intérêts de "leurs" entreprises renforce en outre
l'attache idéologique du monde ouvrier au capital. (Le succès massif de
l'extrême-droite en Europe de l'est a ses propres causes.)
Un travail anti-raciste
qui se limite à dévoiler combien l'extrême-droite est mauvaise et
hostile aux ouvriers, ne mènera pas loin s'il ne stoppe pas le
social-chauvinisme dans les rangs de sa propre classe.
II.3. Transnationalisation
Le mouvement ouvrier a
bien du mal à trouver une réponse à la transnationalisation (et donc
précisément l'européisation) du capital.
Les problèmes de
langues, souvent le défaut des moyens matériels nécessaires, ou encore
les différences dans les modalités de la représentation du personnel
dans les entreprises, sont une entrave aux contacts directs entre
salariés. Pour les maintenir vivants, il faut pouvoir s'appuyer sur une
organisation, et il est intéressant de constater que ce sont fréquemment
des ONG et non pas des syndicats qui remplissent cette fonction (cela
valant surtout pour les luttes dans le sud global). Mais quand se mènent
des conflits sociaux transnationaux, ceux-ci remportent de réelles
victoires.
Les syndicats ont
certes construit des structures internationales et européennes, mais ce
sont des organisations vouées aux analyses et au lobbyisme. Elles ne
sont pas habilitées à prendre des initiatives de luttes, par exemple au
niveau européen. Les syndicats des différents pays y veillent
jalousement, et ils prennent bien garde à ne pas perdre le contrôle sur
l'organisation des relations entre salariat et capital. (Les marins sont
une exception : par la force des choses, ils ont toujours eu des
réseaux internationaux et ont toujours été en mesure de mener des
batailles communes – c'est ainsi qu'ils ont fait tomber la directive sur
les travailleurs portuaires).
Les syndicats
reproduisent ainsi en miroir le schéma de leurs États nationaux, mais
sans être en état de construire, en parallèle avec leurs structures
nationales, des structures européennes capables d'agir (ce qu'en
revanche le capital peut faire). Pour cette raison, ils ne jouent
pratiquement aucun rôle dans des décisions importantes comme le pacte
fiscal ou la directive sur les services, dans le meilleur des cas, ils
arrivent à organiser d'impressionnantes manifestations à Bruxelles. La
Confédération Européenne des Syndicats (CES) est une structure de lobby
qui ne peut se mesurer avec les lobbies patronaux. Quel contraste avec
la mobilisation contre le TAFTA !
II.4. Dedans ou dehors ?
Étant donné que le
mouvement ouvrier n'a pas de poids qu'elle puisse jeter dans la balance
pour que les idées d'une Europe sociale deviennent réalité, les
positions de la gauche se meuvent dans le dualisme qui lui est imposé :
réformer l'UE ou sortir de l'UE. Mais posée ainsi, la question est vide
de tout contenu social.
Ceux des syndicats qui
se conçoivent eux-mêmes comme partenaires sociaux, acceptent le cadre
posé par le capital, donc l'UE, ils veulent seulement l'améliorer. C'est
aussi l'attitude de la social-démocratie et de l'aile réformiste de die
Linke : pour peser davantage, elle mise sur un élargissement des droits
du parlement européen – en dernière analyse, sur un État européen
fédéral ou une république européenne telle que par exemple la voit
Jürgen Habermas. Plus de droits pour le parlement européen, ce n'est pas
absurde, même s'il resterait à discuter la question de savoir si la
forme classique du parlementarisme suffirait pour donner suffisamment de
droit à la parole aux citoyennes et citoyens européens. Mais l'idée
d'une Union responsable en dernier ressort (et qui serait nécessairement
couplée avec une redistribution des richesses), celle d'un État central
européen, est fondamentalement contraire aux principes de l'UE inscrits
dans les traités de Maastricht et de Lisbonne. Cette UE n'est pas
réformable, il y faudrait de nouveaux traités. L'expérience grecque
suffit à démontrer que toute tentative d'en appeler malgré tout à la
raison de ceux qui tiennent les leviers, est vouée à l'échec.
Reste la sortie de
l'UE. Où cela mène, cela dépend uniquement de la question : qui la
dirige, la droite réactionnaire ou la gauche ? Si la gauche veut se
mettre à la tête du mouvement, elle doit remplir deux conditions
préalables :
● Elle doit paralyser
la classe dominante dans son propre pays, autrement dit, donner la
priorité à la lutte de classe dans son pays ;
● et elle doit être capable de lancer des mouvements sociaux européens, y compris des conflits dans les entreprises.
Le problème "dedans ou
dehors" perd alors de son acuité. Car tant que l'UE existe, il reste
bien entendu important de peser sur les processus législatifs aussi au
niveau européen, et de même, de développer notre propre vision sur ce
que devrait être une Europe solidaire et démocratique.
III. Quelle Europe voulons-nous ?
Un argument qui a joué
un rôle pour le Brexit (moins pour l'OXI grec), était que l'UE n'était
pas démocratique parce qu'elle signifiait un transfert de compétences et
de possibilités de contrôle . C'est, là aussi, un argument situé
au-delà des classes. Il provient d'une conception de l'État dont le
noyau dur n'est pas fait des droits démocratiques et autogestionnaires
de la population, mais du droit de l'État à avoir la maîtrise suprême de
toutes les décisions concernant les affaires supranationales. Les
verdicts du Tribunal constitutionnel fédéral, par exemple, sont inspirés
par cet esprit : le parlement fédéral (Bundestag) doit avoir le dernier
mot. Ce n'est pas un hasard si ce sont surtout des droites
conservatrices qui recourent à cet argument, il correspond à leur
conception selon laquelle l'État est l'acteur politique central. Mais il
y a aussi des souverainistes de gauche, surtout en France.
Une gauche socialiste
voit les choses d'un autre œil. Pour elle, ce sont les classes sociales
qui sont l'acteur politique central. L'État national dans lequel nous
nous trouvons est un État bourgeois, c'est la classe bourgeoise qui y
règne. Les aspirations démocratiques n'y sont tolérées que dans la
mesure où elle ne perd pas le contrôle des événements. Et si elle en a
besoin, elle vide tout simplement de substance les droits du parlement
ou des syndicats, ainsi par exemple quand les député du Bundestag sont
mis en demeure de se prononcer lors de procédures législatives qu'ils
sont incapables de contrôler parce que l'avalanche d'informations et les
procédures express rendent la chose impossible.
La démocratie, c'est,
pour la bourgeoisie, un État de droit garantissant la propriété privée.
En Allemagne aussi, il y
a longtemps que le pouvoir législatif s'est déplacé du Bundestag au
gouvernement, et personne ne pourra prétendre que "nous", les députés du
Bundestag donc (ce qui est déjà un "nous" passablement rabougri), avons
effectivement et réellement décidé des mesures de sauvetage adoptées
pour la Grèce. La décision a été prise par un exécutif qui travaille
pour le compte de la classe dominante, et les députés ont été autorisés à
dire oui. Le concept de souveraineté nationale ne fait que diffuser un
brouillard autour de cet état de fait.
►Le défaut de l'UE
n'est pas que dans des domaines partiels ait eu lieu un transfert de
souveraineté du niveau national au niveau européen. Son défaut, c'est
que ce transfert se fasse, consciemment et intentionnellement, par des
voies non-démocratiques – avec des institutions non-élues et n'ayant à
rendre de comptes à aucun électorat, ou alors à un parlement européen
qui n'a de parlement que le nom.
Les problèmes globaux
auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui : chômage de masse, faim,
inégalité sociale croissante dans chaque pays et entre eux, le
changement climatique, les vagues de réfugiés – aucun de ces problèmes
ne peut trouver de solution dans le cadre national. De surcroît, les
ressources mondiales sont inégalement distribuées. Si l'on veut éviter
qu'elles soient appropriées par la violence (structurelle ou brute), il
fait être prêt à partager et à s'accorder mutuellement des garanties –
il faut donc des processus coopératifs et des structures de décision au
niveau transnational (européen).
Non seulement elles
doivent être pleinement et démocratiquement légitimées, elles doivent
aussi être bâties de telle sorte que ne se décide au niveau
transnational que ce qui ne peut pas être décidé aux niveaux inférieurs.
Et de telle sorte que, malgré un niveau transnational planant à de
grandes hauteurs, un maximum de gens puisse être partie prenante des
décisions.
►Le modèle actuel de
l'État-nation bourgeois, la démocratie parlementaire, ne s'y prête pas.
Maintenant déjà, les parlements nationaux sont pour les citoyennes et
citoyens comme des vaisseaux spatiaux, malgré toutes les possibilités
qu'offrent les techniques d'information. Il faut développer un nouveau
modèle de démocratie participative qui renforce le niveau local et
soumette également le niveau transnational à l'obligation de rendre des
comptes et le rende transparent.
Ce "modèle de
subsidiarité de gauche" serait assis sur une large déglobalisation de la
production, telle qu'elle rapproche autant que possible du consommateur
la fabrication de la richesse sociale et s'oriente sur les besoins des
usagers, et non sur les gains souhaités par les actionnaires. Cela est
rendu possible par un approvisionnement énergétique décentré sur la base
de 100% d'énergies renouvelables, celui-ci redonnant à son tout plus
d'autonomie aux communautés de petite taille.
Angela Klein, 22 juillet 2016
publié sur le site : http://islinke.de/ (gauche socialiste internationale, section allemande la IVème Internationale)
Traduit de l'allemand par GB
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire