dimanche 7 août 2016

Turquie. Après la tentative putschiste, état d’urgence et union nationale, par Uraz Aydin


C’est par l’instauration de l’état d’urgence qu’Erdogan et le Conseil de sécurité national ont répondu à la sanglante tentative de coup d’Etat qui avait eu lieu dans la nuit du 15 juillet. Limité – pour l’instant – à une période de trois mois, l’état d’urgence permet au gouvernement, entre autres, de prolonger la durée des gardes à vue jusqu’à trente jours, de déclarer des couvre-feux, d’interdire les rassemblements publics et d’édicter des décrets à force législative. Toutefois si l’état d’urgence ne comprend pas la torture, celle-ci est déjà en vigueur comme l’attestent les photos des militaires détenus diffusées par l’agence de presse étatique, avec fierté…



L’état d’urgence en chiffres

Si l’on se fie aux chiffres officiels concernant les arrestations et les purges, le niveau d’infiltration de la confrérie de Fetullah Gülen (dont la responsabilité dans le coup d’Etat est désormais dévoilée par les témoignages) dans l’appareil d’Etat est stupéfiant. Il semblerait que les aides de camp d’Erdogan ainsi que ceux du chef de l’état-major soient dans le coup. Et l’aveu d’Erdogan selon lequel il n’avait pu joindre ni le chef des renseignements (qu’il avait auparavant dénommé sa «boîte à secret»), ni le chef de l’état-major dans la soirée du coup d’Etat et le fait que ces derniers n’aient pris connaissance de la tentative qu’à 16 heures, alors qu’Erdogan l’apprit quatre heures après – et par d’autres sources – indiquent que la conspiration a été plus profonde qu’il ne le semble et donc pas limitée aux adeptes de Gülen. Il s’agit probablement d’une coalition des gülenistes avec d’autres groupes militaires hostiles à Erdogan, mais comme le signale Selahattin Demirtas, leader du HDP, les putschistes peuvent avoir des contacts à l’intérieur de l’AKP.


Même si l’on peut douter que ces arrestations et purges soient toutes fondées et qu’il est indéniable que pour une part il s’agit aussi d’une chasse aux sorcières (qui a dépassé, assez vite, les cercles religieux-islamistes), les chiffres indiquent surtout l’ampleur de la restructuration de l’Etat qu’Erdogan aura à réaliser.

En l’espace de dix jours 50’000 personnes travaillant dans la bureaucratie, le corps judiciaire, l’armée, la police, les médias publics, les hôpitaux, les universités, l’éducation nationale ont été demis de leurs fonctions. Selon les chiffres officiels 13’000 personnes ont été arrêtées et mises en garde à vue (dont 8000 militaires et 1500 policiers). Parmi les 5863 arrestations, 149 concernent des généraux et amiraux, 282 des policiers gradés et 1559 des juges et procureurs. 1200 soldats qui auraient été instrumentalisés par les putschistes ont été relâchés. Dans le cadre de l’état d’urgence, 35 établissements de santé, 1043 écoles privées, 1229 fondations, 19 syndicats et confédérations ainsi que 15 universités liées à Gülen ont été dissous. De même, par décret, 45 journaux, 16 chaînes de télé, trois agences de presse, 23 stations de radio, 15 magazines et 29 maisons d’édition ont été fermés. Plusieurs dizaines de journalistes et éditorialistes (une grande majorité ayant travaillé dans la presse güleniste) sont recherchés, certains ont été placés en garde à vue. Le premier ministre Binali Yildirim a récemment annoncé la dissolution de la garde présidentielle dont 283 membres sont déjà arrêtés.

La confrérie Gülen et l’AKP

Avouons que nous nous sommes tous trompés (autant les opposants au régime, y compris la gauche radicale – qui a toujours dénoncé l’infiltration güleniste –, que les partisans d’Erdogan) en pensant qu’ Erdogan avait réussi à conquérir tout l’appareil d’Etat. C’est en fait d’un Etat «fragmenté» qu’il s’agissait, d’un « Etat-passoir » déchiquetés par plus de trente années d’infiltration secrète par une confrérie islamique – avec lequel tous les gouvernements ont flirté – hyper-organisée et hiérarchisée. Elle a recruté principalement dans la jeunesse paupérisée d’Anatolie surtout à travers ses «maisons de la lumière» où ces jeunes sont nourris et préparés aux examens d’universités et principalement aux écoles militaires et à celles de la police (examens dont les questions sont ordinairement distribuées à l’avance grâce à son infiltration antérieure).

En arrivant au pouvoir en 2002, l’AKP, ne détenant aucun cadre dans la bureaucratie, avait noué une alliance avec la communauté Gülen pour combattre l’hégémonie républicaine-laïciste dans l’appareil d’Etat et domestiquer l’armée. Les procès de 2007-2010 contre des militaires accusés d’être impliqués dans des conspirations putschistes (dont par exemple l’ancien chef de l’état-major) ne reposaient quasiment que sur des fausses preuves fabriquées et installées par la police güleniste. Les haut gradés aujourd’hui responsables du coup d’Etat sont principalement ceux qui avaient réussi à obtenir des grades supérieurs après l’élimination des militaires républicains lors de ces procès. 

Toutefois cette coalition a fini par se fragiliser en raison de la puissance démesurée de la confrérie dans la bureaucratie, en particulier après la tentative d’arrestation du chef des renseignements Hakan Fidan – la «boîte à secret » d’Erdogan dont il est question plus haut –, suspecté de «soutien au PKK» par des juges et policiers membres de la confrérie opposée aux pourparlers en raison de son rôle dans les négociations avec le leader kurde Öcalan. Les vastes opérations anti-corruption lancées en décembre 2013 et qui avaient touché quatre ministres et des hommes d’affaires proches d’Erdogan étaient aussi guidées par cette confrérie.

Donc, depuis 2013 Erdogan est en guerre contre ce vieil ami, dénommé maintenant «Organisation Terroriste Fethullahiste/Structure Etatique Parallèle». Les opérations d’envergure surtout dans la police et l’appareil judiciaire, mais aussi concernant les ressources financières et les médias de Gülen semblaient avoir mis fin à la puissance des gülenistes. Mais il s’est avéré que non.

Politique d’union nationale

En prenant conscience de l’insécurité dans lequel se trouve son régime, Erdogan, parallèlement à la vague d’opération anti-güleniste, baisse ainsi la tension face à ses opposants politiques, le CHP (Parti républicain du peuple) républicain-laïciste et le MHP (Parti d’action nationaliste) d’extrême droite. Tout en excluant, bien entendu, le HDP toujours considéré comme terroriste, alors qu’il avait participé à la déclaration commune des partis au parlement au lendemain de la tentative de coup, dans le cadre d’une conception «d’union nationale» anti-putschiste.

Ainsi la résistance menée principalement par la base militante de l’AKP contre les tanks subit une reconstruction discursive et la nuit du 15 juillet, comparée à la Bataille des Dardanelles (opposant les Ottomans aux troupes britanniques et françaises lors de la Première Guerre mondiale) prend l’allure d’un combat où «il n’y avait ni Turcs, ni Kurdes, ni Alévis, ni Sunnites, mais la nation entière face à ceux qui veulent nous détruire». Et cela avec des connotations légèrement «anti-impérialistes» étant donné que Gülen est réfugié depuis plusieurs années aux Etats-Unis; et l’idée que ces derniers se trouvent derrière le coup d’Etat est largement partagée par la droite comme par la gauche. D’ailleurs l’extradition de Gülen a été réclamée par l’Etat turc et revêt une importance majeure.

Cette politique d’union nationale vise à restreindre les champs de bataille dans lesquels s’était engagé Erdogan (en misant sur une politique de polarisation et de conflit), dans le contexte d’une fragilisation de l’Etat, en tenant bien sûr compte du fait qu’il aura besoin des cadres républicains-kémalistes et de ceux du MHP pour combler le vide après le limogeage des gülenistes. Les militaires inculpés et condamnés pour tentatives de coups d’Etat lors des procès de 2007-2010 – procès qui sont tombés après le divorce de l’AKP et de Gülen – sont déjà rappelés en mission pour prendre la place des officiers gülenistes…

Dans le cadre de cet apaisement des tensions entre Erdogan et l’opposition, le CHP a pris l’initiative d’appeler pour le 24 juillet à un rassemblement de tous les partis sur la place Taksim – interdite aux manifestations depuis Gezi (mai-juin 2013), mais ouverte aux rassemblements pro-Erdogan depuis le 15 juillet – «pour la démocratie et la république».

Diverses confédérations et syndicats, unions professionnelles, mouvements sociaux et groupes d’extrême gauche (dont Yeniyol, section turque de la IVe Internationale) ont saisi l’occasion pour ressortir dans la rue, après des mois de répression policière empêchant quasiment tout rassemblement, pour exprimer leur opposition au coup d’Etat, mais aussi à l’état d’urgence et à la «dictature» d’Erdogan, pour exprimer leur soif de démocratie et de laïcité, en faisant retentir, trois ans plus tard, le slogan de Gezi : «Partout c’est Taksim. Partout c’est la résistance!» A suivre…

 (Envoyé par l’auteur le 28 juillet 2016 pour A l’Encontre)

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