samedi 28 mai 2016
Turquie : le coup d'état d'Erdogan et ses conséquences, par Emre Ongün
La Turquie vient de franchir une nouvelle étape dans la transformation de son régime. Le parlement vient de voter une modification de la constitution qui constitue la première étape de l’exclusion des députés HDP (Parti Démocratique des Peuples composé du mouvement kurde, gauche radicale, courants démocrates…) figurant sur la photo illustrant cet article et leurs condamnations.
En effet, la majorité qualifiée des deux-tiers a voté l’article provisoire numéro 20 de la constitution levant l’immunité parlementaire des députés poursuivis en justice au moment du vote. Ce caractère « provisoire » est absolument crucial : il ne s’agit pas de la fin du principe des immunités parlementaires, seuls sont visés les députés faisant actuellement l’objet d’une procédure judiciaire. Les députés dans ce cas ne sont pas seulement membres du HDP (51 sur les 137 députés concernés au total) mais il s’agit du parti le plus touché (Sur les 667 procédures judiciaires en cours 405 portent sur 51 députés HDP sur un total de 58 députés de ce parti).
Surtout, Erdogan et le gouvernement ne font pas mystère que la procédure vise à exclure les députés HDP du parlement et à les faire condamner.
Le processus même qui a amené à l’adoption de cet amendement constitutionnel a été une démonstration de la mutation du régime. Les débats au parlement ont été avant tout marqués par… 3 tentatives de lynchage en 5 jours des députés AKP sur les députés HDP.
Les deux dernières attaques eurent lieu dans la salle de réunion de la commission parlementaire consacrée à cette réforme. Après avoir été agressés, les députés HDP ont demandé à un ajournement et ont quitté la réunion après le refus des 3 autres partis.
Dans le même temps, Erdogan s’est débarrassé de son premier ministre Ahmet Davutoglu. Ce dernier, présenté jusqu’à présent par la presse pro-gouvernementale comme un brillant universitaire, est devenu quasiment du jour au lendemain un pestiféré pour les cadres AKP. La raison est que, compagnon de route d’Erdogan, Davutoglu a exprimé des divergences avec le « reis » (le chef, Erdogan) préférant une ligne plus modérée… C’était déjà trop.
Le mécanisme devenu classique depuis l’affrontement entre Erdogan et ses ex-alliés de la confrérie Gülen s’est mis en marche : un blog anonyme est apparu sur internet diffusant des dossiers sur A.Davutoglu dont la disgrâce a été confirmé par son expulsion de son poste de premier ministre et de président de l’AKP.
Il a été remplacé par un individu ( Binali Yildirim) au profil complètement insignifiant. Toute personnalité pouvant avoir un soupçon de légitimité autonome (par exemple, l’ancien président de la république Abdullah Gül, l’ancien président du parlement, Bülent Arinç) a été éliminée des instances de l’AKP. Le récent mariage pharaonique de la fille cadette d’Erdogan fut également une nouvelle démonstration de force du reis avec présence de représentants de gouvernements étrangers et du chef d’Etat-major d’une armée domestiquée.
Pour revenir au vote, il faut souligner que l’AKP ne dispose pourtant pas de la majorité qualifiée des deux tiers au parlement. Tous ses députés ont voté pour la proposition normalement… secret mais avec des députés AKP chargés de vérifier que tous leurs collègues avaient bien votés. L’AKP a bénéficié de l’apport du parti ultranationaliste MHP (qui n’a plus d’espace politique… )… et de la direction du parti étatiste-nationaliste, membre de l’Internationale Socialiste, CHP (Parti Républicain du Peuple).
En effet, alors que la majorité des députés CHP ont voté contre la proposition, la direction a depuis le début de la procédure appelé à voter « oui » tout en reconnaissant que cette mesure est contraire à l’Etat de droit…
Après le vote, il s’est avéré que la direction avait assuré le vote d'un nombre suffisant de députés pour l’adoption de l’amendement afin… d’éviter un référendum dont la portée pourrait être encore plus large. Le président du CHP indiquant qu’il serait peut être lui-même poursuivi en justice mais qu’il sacrifiait son avenir politique pour le pays…
Il est difficile d’imaginer une posture plus méprisable de bêtise, d’aveuglement et de lâcheté. En somme, pour éviter une mutation du régime, la direction du CHP a accepté… le principal levier juridique de cette mutation au lieu de présenter une opposition commune avec le HDP comme ce dernier lui proposait. Le comble est de présenter comme un désintéressement quasi-héroïque ce qui est une capitulation minable. Cela n’est pourtant guère étonnant de la part d’un parti qui n’a même jamais été un parti social-démocrate mais un parti nationaliste-étatiste incapable de mener à bien un programme démocratique quelconque.
Au final, il apparaît de manière éclatante que le HDP est le seul parti d’opposition démocratique conséquente et que le régime avance dans sa démarche de destruction. Les étapes suivantes seront les mises en jugement et les condamnations des députés du HDP.
L’espace politique sera définitivement fermé aux Kurdes comme en 1994 lorsque les députés kurdes du DEP (Parti Démocratique du Travail) avaient été chassés du parlement. Cela avait été suivi des années de plomb, de la guerre civile dans le Kurdistan.
En 2016, cela sera suivi par une guerre civile, qui a déjà commencé dans le Kurdistan mais s’étendant à tout le pays avec une mutation accentuée du régime vers une forme de fascisme turco-sunnite qui écrasera les larves du CHP lorsque leur moment sera venu.
Cela se passe sous le regard complaisant des dirigeants européens, notamment français, trop occupés à tenter de marchander sur le sort des migrants réduits au statut de masses anonymes refoulées en Turquie.
Pourtant se profile une nouvelle guerre civile d’ampleur aux portes de l’Europe générant de nouveaux migrants, de nouveaux pays d’accueil, un Frontex « renforcé », de nouvelles crises…
Ce cercle vicieux doit être brisé à un point donné. Ainsi, la mise en crise de la classe dominante entamée en France par la mobilisation contre la loi Travail doit aussi se déployer à sa politique internationale.
Mettre fin, par tous les moyens, à l’océan de sang qui se répand en Turquie et recouvre toute possibilité pour une politique de classe dans la région est, dans tous les cas, un chaînon essentiel d’une stratégie révolutionnaire internationaliste.
Emre Öngün- Ensemble!
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