Dans toute l’Europe, malgré les changements pleins d’espoirs comme la
victoire de Jeremy Corbin dans le Parti travailliste britannique [voir sur ce site les articles publiés en date du 27 septembre 2016],
la crise de la social-démocratie, étroitement liée à celle de l’Union
européenne, se révèle difficilement réversible. La crise qui touche sa
composante espagnole, le Parti socialiste ouvrier espagnol, révèle des
particularités qui se manifestent déjà par des risques croissants de
fracture interne [qui se sont exacerbés ces derniers jours], en plein
changement d’époque et de cycle que nous sommes en train de vivre.
Le défi que l’actuel secrétaire général du PSOE, Pedro Sanchez, a
lancé aux directions de certaines des fédérations socialistes les plus
importantes, et particulièrement à la très puissante fédération de
l’Andalousie [dirigée par Susana Diaz], en les mettant en demeure de
devoir concourir lors de primaires pour l’élection du secrétaire général
le prochain 23 octobre et lors d’un congrès la première semaine de
décembre, constitue sans aucun doute un fait inédit dans l’histoire de
ce parti.
Il reste à voir si le Comité fédéral qui se réunit ce samedi 1er octobre
2016 approuve ou désapprouve cette proposition. Si la proposition de
Pedro Sanchez est mise en minorité, la pression pour qu’il démissionne
sera pour lui difficilement supportable.
Un précédent discutable
L’importance de cette division interne est hors de doute. Mais la
référence que Pedro Sanchez a tenté de présenter comme un précédent, à
savoir le congrès que Felipe Gonzalez a convoqué en 1979 à propos de
l’abandon formel du marxisme, escamote que cela eut alors une
signification bien différente: ratifier symboliquement la volonté de
s’homologuer à la social-démocratie européenne d’alors pour s’offrir
comme une force disposée à stabiliser le régime espagnol de la Réforme
politique en pleine «Transition» [la période formellement post 1978].
C’est ainsi que la menace de démission de Felipe Gonzalez, et le
Congrès extraordinaire qui a suivi, ont réussi à mettre fin au
«gauchisme», verbal plus que pratique, qui survivait au sein du PSOE,
représenté principalement par la figure de Luis Gómez Llorente. Ce fut
là la fonction qu’assuma la direction du PSOE après la démission de
Adolfo Suarez et le coup d’Etat du 23 février de 1981 [avec sa figure
visible dans le Parlement: le lieutenant-colonel Antonio Tejero] au
moyen de la victoire électorale du PSOE en 1982 pour passer ensuite à se
convertir à l’«atlantisme» et devenir l’élève modèle du néolibéralisme
qui montait alors en Europe.
Par contre, ce qui est en jeu aujourd’hui derrière le débat à propos
de la nécessité de choisir entre l’abstention pour permettre à Mariano
Rajoy d’être investi ou la tentative de former un «gouvernement
alternatif» (qui selon les désirs de Pedro Sanchez devrait inclure
l’appui de Ciudadanos), ce n’est pas de savoir si le PSOE opte
pour un «projet autonome de gauche» ou être «subalterne aux pouvoirs
économiques et au PP» comme Pedro Sanchez l’a déclaré récemment.
Quelqu’un peut-il croire qu’en voulant compter avec l’appui de Ciudadanos
et avec Jordi Sevilla [ ministre des Administrations publiques de 2004 à
2007, il rejoindra le «secteur privé» plus tard] comme possible
ministre de l’économie, ces pouvoirs économiques ou les politiques
d’austérité de l’UE se verraient menacés? Il ne semble pas.
En réalité,
le défi qui se présente au PSOE réside dans la redéfinition de son
propre espace au milieu d’une crise de régime, aussi bien face à un PP
renforcé après les élections en Galice de dimanche passé [le
25 septembre, le PP obtient 47,53% des suffrages, En Marea: 19,07% et
dépasse le PSdG qui recueille le 17,8%] que face à la menace d’un futur
« dépassement » (sorpasso) par Podemos après le récent
«sorpassiño » de Galice et «sorpassoak» au Pays Basque [37,65% pour le
PNV; 21,23% pour EHBildu;14,85% pour Podemos; 11,94% pour le PSOE et
10,16 pour le PP]. C’est ce dernier résultat, au Pays Basque, qui semble
l’obséder.
C’est pourquoi Pedro Sanchez argumente que le choix de
l’abstention faciliterait ce dépassement dans un futur proche, alors que
l’essai d’un gouvernement alternatif le freinerait et permettrait au
PSOE d’apparaître comme la principale force de «la gauche».
Le PSOE se trouve par conséquent devant un débat qui continue de se
placer dans la logique de concurrence entre partis. Devant ses
difficultés, Pedro Sanchez aspire à récupérer l’initiative et continuer
d’être la «gauche de gouvernement» face au PP de Rajoy. Mais il veut
aussi faire pression sur Podemos pour qu’il devienne son subalterne; c’est-à-dire se convertir en une Izquierda Unida bis.
Le problème, c’est que le «gouvernement alternatif» qu’il propose
entre ouvertement en collision non seulement avec le tabou des
indépendantistes catalans, dans le cas probable où l’appui de Ciudadanos
échouerait, mais surtout avec la méfiance et l’incertitude que cette
alternative engendre face aux «valeurs», aujourd’hui en hausse, de la
stabilité et de la gouvernabilité, comme nous venons de voir en Galice
et au Pays Basque. Quelque chose que Susana Díaz, la présidente du
gouvernement andalou, et les «barons» socialistes des régions autonomes
exploitent au maximum pour, au nom de leurs intérêts respectifs,
accepter l’abstention devant le PP et Rajoy comme un «moindre mal».
Mais tout cela ne doit pas nous amener à nous tromper. Reconnaissons
que Pedro Sanchez a su résister plus longtemps qu’on aurait pu le penser
à la pression des pouvoirs économiques et du groupe de médias PRISA
pour qu’il assume sa «responsabilité d’Etat» et «l’intérêt de l’Espagne»
en laissant gouverner le PP. Mais ce que ses propositions mettent en
question, ce n’est pas le régime, mais plutôt le rôle que le PSOE
devrait jouer pour contribuer à clore la crise de régime.
Contribuer à
cette tâche sous l’hégémonie du PP en le hissant au gouvernement pour 4
ans (étant donné que face aux difficultés d’une motion de censure
constructive, il sera difficilement renversé avant) et en assumant le
rôle d’opposition au parlement, cela sous la pression de UnidosPodemos?
Ou se présenter comme candidat à impulser une variante de moindre
austérité et en même temps de dialogue avec une majorité souverainiste
catalane, en ouvrant donc ainsi la boîte de la réforme
constitutionnelle?
Le problème, c’est que, même si elle est modérée, mettre sur pied la
proposition de Pedro Sanchez non seulement impliquerait de pénétrer sur
un terrain glissant pour le régime, mais, en plus et surtout dans le
court terme, elle se heurte à un refus interne très profond de la part
d’une partie des «notables» du PSOE.
Une formation politique, ne
l’oublions pas, dans laquelle la culture politique et les intérêts qui
continuent d’y prévaloir – avec tout le poids institutionnel qu’il y a
derrière – se sont forgés tout au long de décennies d’ «alternance»,
d’imbrication avec le bloc du pouvoir, avec les scandales de corruption
qui s’en sont suivis et les «portes tournantes» [pantouflage] entre les
charges politiques et les conseils d’administration de grandes
entreprises, et d’identification avec un nationalisme espagnol excluant.
C’est l’exemple de tout cela que fournit actuellement le procès des
«cartes de crédit noires» de Bankia [carte de la banque
utilisée pour des dépenses personnelles somptuaires par les détenteurs]
dont la liste des accusés, issus de tous les partis et des syndicats,
est un véritable portrait du régime.
C’est pourquoi, il n’est pas surprenant de voir la bataille de tant
de ces « notables » du PSOE contre la proposition de consultation de la
base militante qui, elle, est plus préoccupée par le futur de leur parti
que par cette coalition d’intérêts.
Du «socialisme du sud» au social-libéralisme austéritaire
Comment a-t-on pu en arriver à cette situation, celle d’un PSOE qui
bien qu’il reste encore loin de la «pasokisation» [allusion aux
résultats électoraux du PASOK grec] a connu un rétrécissement et un
vieillissement progressifs de sa base électorale parallèles à sa dérive
social-libérale et à sa conversion en force minoritaire dans des régions
clés comme la Catalogne et le Pays Basque?
Pour essayer de comprendre cette involution, il faut se souvenir que
la crise du PSOE vient de loin. Si dans la social-démocratie européenne
cette crise commence avec la fin des «trente glorieuses» de l’Etat
providence et les débuts de l’onde longue néolibérale au milieu des
années 1970 du siècle passé, en Espagne cela s’est déroulé plus tard à
cause de l’identification symbolique, face à une droite d’origine
franquiste, avec la conquête des libertés et des droits sociaux et, avec
eux, le «rêve européen» allant de pair avec l’ascension d’une «nouvelle
classe moyenne» qui va se convertir en sa base sociale de référence.
C’est ainsi que le «felipisme» [Felipe Gonzales, président de 1982 à
1996] a réussi à cacher les déficits dès le départ de la mythifiée
«Transition» et le coût croissant qu’a eu l’insertion comme «périphérie»
dans l’Eurozone. Mais ce furent la crise financière et systémique qui a
éclaté en 2008 et le tournant vers l’austérité de Rodriguez Zapatero en
mai 2010 qui ont marqué un changement d’époque à l’échelle européenne
et de l’Etat espagnol et, avec cela, un processus d’érosion croissante
de la base sociale du PSOE dans la mesure où dès le mouvement du 15M de
2011 et plus tard les élections européennes de 2014, des nouveaux
acteurs sociaux et politiques ont fait irruption, avec Podemos
en premier plan jusqu’au point d’apparaître comme une force qui aurait
pu gagner les dernières élections générales et former le gouvernement.
Cette hypothèse a été freinée, mais le défi que pour la première fois dans l’histoire représentent Podemos
et les «confluences» [convergences de forces dans des régions
autonomes] à la très vieille hégémonie socialiste reste présent. Le PSOE
ne peut déjà plus seulement regarder à sa droite, mais doit désormais
tenir en compte ce débordement par la gauche. La question, c’est qu’il
doit concourir avec ce concurrent à gauche au milieu d’un changement
d’époque historique dans lequel sa triple crise d’identité, de projet –
qui ne peut déjà plus être l’Etat «national» de bien être en déclin – et
de direction ne semble pour le moment pas voir la lumière au bout du
tunnel.
Pedro Sanchez aspirait à réussir à freiner ce processus, mais il fut
démontré très vite que ses efforts pour récupérer une position centrale
dans la préservation du régime et son auto-réforme, ainsi que pour
neutraliser le malaise anti-austérité et anti-recentralisation du
royaume, se heurtent à de fortes résistances, non seulement en dehors
mais aussi au sein de son parti.
Devant ce panorama, du point de vue de Podemos il n’est pas
possible d’être indifférents à l’issue de ce conflit. Derrière ceux qui
dans le PSOE s’opposent aujourd’hui à Pedro Sanchez se situent les
grands pouvoirs économiques et médiatiques [voir pour exemple
l’éditorial, sous forme d’injonction, du quotidien El Pais du 30 septembre 2016, intitulé «Restaurer l’unité» du PSOE]. Ceci dit, il n’incombe pas à Podemos
de s’offrir comme appui à un leader du PSOE qui, en réalité, continue
de ne pas rompre ses attaches avec ce régime et avec les diktats qui
proviennent de l’UE.
Il reste encore un autre chemin face à l’hypothèse de troisièmes
élections: la proposition d’un accord d’investiture, avec une série de
conditions basées sur un programme d’urgence sociale et démocratique,
élaboré par de nombreuses personnes et divers courants dans et autour de
UnidosPodemos, en préservant en même temps l’indépendance politique de UnidosPodemos
depuis le parlement et, surtout, en partant de la volonté de contribuer
à récupérer le rôle central de ceux et celles d’en bas. Peut-être,
après le débat et la possible approbation au sein des formations qui
composent UnidosPodemos, cela serait une voie de sortie à
laquelle pourrait également répondre favorablement une majorité des
militants du PSOE. (Article publié dans Viento Sur, 27 septembre 2016; traduction A l’Encontre)
Jaime Pastor est professeur de Science politique de l’Université nationale à Distance/ UNED, et éditeur de VientoSur.
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