jeudi 24 septembre 2015

Portugal : entretien avec Fernando Rosas (Bloc de Gauche)


Dirigeant national du Bloc de gauche, Fernando Rosas analyse la situation politique du Portugal et expose les positions de son parti sur les alliances électorales, la lutte contre l’austérité et la sortie de l'euro.

Le 4 octobre prochain, les Portugais éliront leurs députés. Le gouvernement de droite de Pedro Passos Coelho (PSD et CDS-PP), au pouvoir depuis 2011, est en passe d’être reconduit. Il devance aujourd’hui dans les sondages le PS qui, en charge entre 2009 et 2011, avait demandé en 2010 l’assistance financière de la Troïka. Partout où elle est intervenue, celle-cia imposé des politiques d’austérité extrêmement sévères : hausse des impôts (notamment de la TVA), baisse des salaires et des retraites, privatisations et précarisation sur le marché du travail.

Cette situation pose un défi à une gauche radicale portugaise, forte mais éclatée. J’ai interrogé cet été Fernando Rosas, l’une des grandes figures du Bloc de gauche (Bloco de Esquerda), dont il a été l’un des cofondateurs en 1999. Né en 1946, il a milité dans sa jeunesse au PC portugais – qu’il a quitté en 1968 au moment de l’intervention de l’URSS en Tchécoslovaquie. Militant antifasciste, il a été arrêté et emprisonné à plusieurs reprises sous le régime de Salazar. Il a été candidat à l’élection présidentielle de 2001 pour le Bloc, et est devenu député entre 1999 et 2002 et entre 2005 et 2009. Historien, il enseigne à l’Université nouvelle de Lisbonne.

Philippe Marlière. Pourrais-tu commencer par décrire la situation sociale et politique au Portugal ?

Fernando Rosas. Nous avons eu quatre années d’austérité violente. Le PIB a baissé de 6% et nous avons 300.000 chômeurs supplémentaires, même si les chiffres du chômage sont manipulés par le gouvernement qui ne compte pas, par exemple, les demandeurs d’emploi qui effectuent des stages. Depuis le début de la crise, 500.000 Portugais ont émigré à l’étranger – c’est un retour aux chiffres de l’émigration des années 70. C’est presque 100.000 personnes qui quittent le pays chaque année. C’est une immigration qualifiée, de jeunes diplômés sans emploi. Le chômage touche environ 40% de la jeunesse. C’est une situation sociale marquée par la baisse réelle des salaires et des retraites. 

L’austérité a permis au capital de transférer le paiement de la dette des entreprises vers les salariés. Nous avons une dette publique de 130% du PIB, équivalente au budget national de la santé. En plus de l’austérité qui a diminué les salaires, les retraites et l’aide sociale, nous sommes contraints de ne pas dépasser la barre des 3% de dépenses publiques imposée par l’Union européenne. Nous avons des contraintes financières qui vont nous empêcher de retrouver la croissance dans les vingt années à venir.


La situation portugaise n’est pourtant pas celle de la Grèce…

La Commission européenne surveille nos finances, mais il est vrai que la Troïka n’est plus présente au Portugal [NDLR : depuis 2014]. Les budgets du gouvernement portugais sont entérinés par l’Union européenne, avant d’être présentés au parlement portugais. Nous avons des obligations de la dette qui sont très pesantes. Le gouvernement actuel prétend d’être débarrassé de la Troïka. Mais l’ironie est que c’est ce même gouvernement qui, de manière zélée, a surpassé les exigences de la Troïka. Ce sont eux les responsables de la terrible situation économique et sociale que vit notre pays. 

La droite au gouvernement dit qu’on ne peut pas arrêter les politiques d’austérité, car le pays se retrouverait dans une situation identique à celle de la Grèce. Les socialistes ont le même programme, mais proposent une austérité plus soft. Le Parti socialiste (PS) ne parle pas de restructuration de la dette et il envisage de la rembourser intégralement. Il n’y a aucune volonté chez les socialistes de s’opposer au plan de remboursement prévu par l’Union européenne. Le PS opère dans le même cadre austéritaire que la droite, ce qui va avoir des conséquences désastreuses pour lui.

Comment les Portugais réagissent-ils à cette situation ?


Les sondages le soulignent : les électeurs pensent que les différences politiques entre le PS et la droite sont très minces. Les gens ne comprennent pas ce qui différencie les deux camps. Le PS ne se risque pas à adopter un discours un tant soit peu de gauche. On pouvait croire qu’António Costa, son nouveau secrétaire général, se positionnerait plus à gauche. Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Le programme du PS va plus loin que la droite dans le domaine de la libéralisation du marché du travail qui facilite davantage les licenciements. Les économistes du PS insistent encore plus que la droite sur la nécessité d’individualiser le contrat de travail entre patrons et employés ; contre le principe du contrat collectif.

En France le gouvernement Valls et son ministre des Finances Emmanuel Macron mènent la même politique… Puisque le PS n’apparaît pas comme un rempart contre l’austérité, quelles perspectives cette situation ouvre-t-elle pour le Bloc de gauche ?

À gauche, l’alternative repose sur deux forces : le Parti communiste portugais (PCP) qui a une base solide de 9-10% et le Bloc de gauche qui a déjà eu environ 8%. Nous espérons avoir 5% des voix [NDLR : les derniers sondages le placent à 7-8%]. Avec d’autres petits partis, la gauche radicale représente entre 15% et 20% des voix au Portugal. Nous avons l’une des gauches radicales les plus fortes en Europe.

Quand le Bloc de gauche s’est constitué en 1999, on le désignait souvent comme le parti des "causes fracturantes", c’est-à-dire qu’il insistait sur les questions sociétales, post-matérielles qui "fracturent" ou divisent la société portugaise, comme l’avortement…

C’était une image donnée par la presse de droite, plutôt que la réalité. Ceci dit, il est vrai qu’avec un PCP traditionnel sur les questions de mœurs et sociétales, c’est le Bloc qui a traité en premier de questions de société qui sont devenues aujourd’hui consensuelles : la criminalisation du harcèlement sexuel ou de la violence domestique contre les femmes ; le mariage homosexuel ; le droit d’adoption d’enfants pour les couples gays ; la légalisation des drogues douces, etc. Dans la vie parlementaire portugaise, aucun parti ne s’occupait de ces thèmes avant l’apparition du Bloc. Aujourd’hui, le PS et le PCP reprennent ces propositions et ces politiques. Il est donc vrai que cela a contribué à donner au Bloc un profil "sociétal". Mais ce n’est pas en soi l’objectif du Bloc de n’être seulement que le parti des "causes fracturantes". Certains prédisaient que le Bloc disparaîtrait une fois que ces questions auraient été traitées sur le plan légal. Quand Francisco Louçã a été remplacé à la tête du Bloc [NDLR : Louçã fut le porte-parole du Bloc de gauche entre 1999 et 2012], il nous a en effet fallu un peu de temps pour trouver une formule de remplacement stable. Nous l’avons trouvée : c’est une jeune femme, Catarina Martins, qui est la nouvelle porte-parole de notre parti. Nous avons une autre jeune femme brillante, Mariana Mortágua à Lisbonne, qui s’est distinguée en menant une enquête parlementaire sur une affaire de corruption impliquant la banque Espirito Santo. L’unité est donc retrouvée dans le Bloc.


À la différence du Front de gauche, qui est un cartel de partis, le Bloc de gauche est un parti auquel on adhère directement…

Oui. Il existe des courants organisés, mais l’affiliation au Bloc est individuelle. Les partis fondateurs du Bloc de gauche sont le Parti socialiste révolutionnaire (PSR – trotskyste), l’Union démocratique populaire (UDP – maoïste), Politica XXI (d’ex-membres du Parti communiste portugais) et Ruptura / FER (trotskyste).

Tu es issu de quel parti ?

Aucun. Je suis indépendant ! (rires)

Sous le régime de Salazar, à quel parti appartenais-tu ?

Le Mouvement pour la réorganisation du parti du prolétariat (MRPP – maoïste) qui existe toujours.

En France, le PCF est membre du Front de gauche. Mais au Portugal, le PCP n’est pas dans une alliance avec vous. Il est d’ailleurs associé au parti Vert ; les deux forment la Coalition démocratique unitaire (CDU). Qu’est-ce qui empêche une telle alliance, et est-elle envisageable un jour ?

Le PCP a voulu freiner le développement du parti Vert. Ils ont donc fait alliance avec lui. Mais le problème est surtout la culture du PCP. Nous sommes en contact avec les communistes ; nous collaborons avec eux au parlement. Nous organisons de fréquentes réunions de direction. Mais il y a une culture sectaire très forte au sein du PCP. Il a peur de la montée du Bloc, qui a dépassé le PCP en 2009. Il craint que son association avec le Bloc n’incite des jeunes militants communistes à nous rejoindre. Le PCP, surtout, continue de se penser comme le parti de l’avant-garde des travailleurs et de la gauche portugaise. Le PCP a pour habitude d’essayer de contrôler toutes les initiatives unitaires à gauche. Ce n’est donc pas facile de travailler avec eux, mais nous sommes favorables à des alliances électorales avec le PCP. Je pense qu’un tel front électoral va se réaliser un jour.

Mais il n’y aura pas de fusion organique…

Non. Ça, c’est compliqué. Il faut se souvenir que le PCP continue à considérer que les PC nord-coréen et chinois appartiennent au camp socialiste. Ça veut dire que nous avons des conceptions très différentes de ce que constitue l’idée même du socialisme. Le PCP n’a jamais fait une critique de l’expérience soviétique. Les plus anciens dirigeants de ce parti soutiennent tout ce qui s’est passé en URSS. Nous avons une conception différente du socialisme, mais nous sommes proches sur le plan de la tactique.

Quelle est la position que vous adoptez vis-à-vis du PS ? En Grèce, Syriza a remplacé le PASOK qui a presque disparu. En France, le dépassement de la social-démocratie par la gauche radicale ne s’est pas réalisé jusqu’à présent. Est-ce que cela serait envisageable au Portugal ? Penses-tu que le Bloc doive, dans tous les cas de figure, refuser toute alliance électorale avec le PS ?

On pourrait imaginer des accords avec le PS à une double condition : qu’il revoie sa position sur la dette et sur le respect du pacte de stabilité européen. Si le PS accepte de revoir sa position sur ces deux points, le Bloc est prêt à des accords avec le PS. Ça, c’est absolument clair.


Un accord avec le PS, y compris au gouvernement ?

Nous n’excluons rien, à condition, je l’ai dit, que le PS accepte de revoir sa position sur la dette. Mais nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Ce qui divise aujourd’hui, c’est la question de la renégociation de la dette. Les socialistes sont contre, y compris après ce qui s’est passé entre la Grèce et l’Eurogroupe. Nous avons publiquement tiré les conclusions de cet épisode : premièrement, on ne peut pas mener de politique anti-austérité dans le cadre de l’euro. Deuxièmement, l’eurozone est une sorte de dictature qui n’admet pas les choix démocratiques des pays européens. Nous voulons donc renégocier la dette et, le cas échéant, nous serions prêts à sortir de l’euro. On ne fera pas l’erreur d’Alexis Tsipras qui est allé aux négociations sans plan B. Mais nous ne voulons pas critiquer publiquement Syriza. Notre position officielle est que nous devons être prêts à sortir de l’euro si les négociations sur la dette n’aboutissent pas. Il faut présenter cet argument de manière très pédagogique car les Portugais sont très attachés à l’Europe et à l’euro. Ainsi, on ne dit pas : « Notre programme est la sortie de l’euro » ; on dit plutôt : « Notre programme est de renégocier la dette ». Si ça ne marche pas, on doit se préparer à la sortie. Francisco Louçã, qui est un économiste, travaille sur ce scénario ; nous sommes en train de faire des études sur la question.

Le PCP a-t-il la même position que vous sur cette question ?

Oui, même s’il ne défend pas ouvertement la sortie de l’euro. Dans le peuple portugais, il y a cette représentation un peu mythologique selon laquelle l’euro et la prospérité sont liés. Ceci dit, des camarades dans le Bloc hésitent. La direction de notre parti est unanimement favorable à ce nouveau scénario.

Le Bloc vient de proposer un référendum sur la Pacte de stabilité…

Oui. Nous avons proposé des référendums sur tous les grands traités, parce que le peuple portugais n’a été consulté sur aucun traité important de l’Union européenne : ni sur Maastricht, ni sur Lisbonne.

En dépit du mémorandum, de la Troïka et de l’austérité, dirais-tu que les Portugais restent attachés à l’intégration européenne ?

Oui. Tu vois, le salazarisme a signifié la misère et l’oppression pour le peuple portugais. L’Europe est ici très associée à la démocratie. Cette association entre Europe et démocratie nous oblige à être prudents.

Au sein du Bloc, existe-t-il un courant eurosceptique ?

La ligne du Bloc a été la défense d’un européisme de gauche. Il y a encore un courant européiste très fort dans le Bloc. Ça a été notre ligne officielle jusqu’à la crise grecque. Depuis, nous pensons que cette position n’est plus tenable, tant sur l’euro que sur la question même de l’appartenance à l’Union européenne. La crise grecque nous a aidés à comprendre qu’il y avait des impossibilités à mener des politiques alternatives à l’austérité dans le cadre de l’euro, et même l’impossibilité de la démocratie…


Ce qu’a fait Tsipras est décevant…

Oui, c’est très décevant, mais nous ne voulons pas l’accabler publiquement. Nous préférons parler du chantage et de l’attaque de l’Eurogroupe. Le Bloc ne critique pas publiquement Tsipras. Dans nos discussions avec Syriza, nous leur avons demandé : « Êtes-vous préparés, avez-vous un plan B pour vous sortir de là ? » Mais Tsipras n’a jamais accepté l’idée qu’il ne parviendrait pas à un accord. Syriza aurait dû se préparer, anticiper une sortie.

Qu’est-ce que Livre ["libre"], ce nouveau parti dirigé par Rui Tavares [NDLR : eurodéputé du Bloc de gauche entre 2009 et 2011 jusqu’à sa défection au parti Vert], qui met en avant l’appartenance à l’Union européenne et promeut des thèmes post-matériels ?

Certains de ses dirigeants viennent du Bloc. Ils pensent que le PS va repartir un peu à gauche. Ils se font des illusions. Ils pensent pouvoir être une force d’appoint du PS au gouvernement. Ils sont dans une situation difficile selon les sondages. Ils auront du mal à faire élire un député car les électeurs modérés vont préférer le PS à un petit parti qui lui ressemble. Au Portugal, il n’y a pas de vraie tradition socialiste, issue du mouvement ouvrier. Le PS est issu du radicalisme républicain.

Tu es un universitaire, un intellectuel, mais aussi un des membres fondateurs et dirigeants du Bloc de gauche. À ce titre, tu as été candidat à l’élection présidentielle pour le Bloc en 2001. Ça a dû être une expérience intéressante. Quels souvenirs en gardes-tu ?

Oui, j’ai été un militant toute ma vie. Sous la dictature de Salazar, j’ai été dans la clandestinité, puis en prison pendant quatre ans, avant le 25 avril [1974]. Après, j’ai continué de militer. Je viens d’une famille de militants. Il fallait un candidat en 2001, et j’ai donc accepté de remplir ce rôle.

En tant qu’historien, tu es un spécialiste du salazarisme ; sujet sur lequel tu as publié plusieurs ouvrages. Quel est ton thème de recherche actuel ?

Je travaille en ce moment sur deux choses : une recherche comparative entre le salazarisme et les fascismes européens. Je prépare un livre sur ce thème. Je dirige également un projet de recherche sur les Portugais morts dans les camps de concentration allemands pendant la guerre, ainsi que sur ceux qui furent mobilisés dans le Service du travail obligatoire dans l’Allemagne nazie.

Entretien réalisé par Philippe Marlière  à Lisbonne le 30 juillet 2015. 

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