dimanche 3 mai 2015

L'audit de la dette grecque, une idée qui a fini par percer, par Amélie Poinssot (Médiapart)


L'idée a mis du temps à faire son chemin au sein de Syriza. Elle a finalement été portée par la présidente du parlement, Zoi Konstantopoulou : pour négocier une restructuration de la dette grecque avec les créanciers, il faut d'abord déterminer dans quelles proportions elle est légale, légitime, et soutenable. Début avril, une « commission pour la vérité sur la dette grecque » a été mise sur pied ; elle commence ses travaux en ce début mai.

Athènes, de notre envoyée spéciale.- Quand il rencontre pour la première fois les responsables économiques de Syriza, en 2010, pour leur parler audit de la dette, l'accueil est plutôt froid. Yorgos Mitralias, militant depuis toujours, membre grec du CADTM (« Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde ») se trouve alors à Berlin, pour la préparation du forum social européen. Cet ancien journaliste économique en est convaincu : la totalité de la dette grecque n'est pas légitime, et elle est insoutenable à long terme. Yannis Dragasakis – aujourd'hui n° 2 du gouvernement – et Gabriel Sakellaridis – porte-parole de l'exécutif – l'écoutent poliment. Sa proposition ne sera pas retenue par le parti, qui siège alors à Athènes sur les bancs de l'opposition.

« À ce moment-là, je découvre l'ampleur de la dette grecque et le problème que cela pose à l'économie du pays, se souvient Yorgos Mitralias. Alors que le CADTM se concentrait par définition sur les dettes du tiers-monde, pour la première fois il s'agissait de restructurer la dette d'un pays de l'hémisphère Nord. Pour moi, l'instrument de l'audit s'avérait en outre pédagogique : il pouvait conduire, s'il était bien géré, à la question de la décision politique. »


À cette époque-là, la dette pèse 125 % du PIB grec. Il n'y a pas encore eu les deux opérations d'effacement partiel, le « haircut » de février 2012, et le « buying-back » de novembre de la même année : dans chaque cas, une décote déguisée sous la forme d'un vaste échange d'obligations de moindre valeur réalisé avec la bonne volonté des créanciers, alors en majorité privés. Depuis, la dette grecque est passée dans les mains des États européens, qui se sont révélés beaucoup plus frileux devant l'idée d'une nouvelle restructuration. Comble de l'histoire, la dette grecque n'a cessé depuis de poursuivre une pente ascendante : elle frôle aujourd'hui les 180 % du PIB…

Pendant longtemps, l'idée d'un audit de la dette publique reste confinée à des cercles assez restreints de l'extrême gauche grecque. En 2010, Yorgos Mitralias monte son site « Contre la dette ». L'année suivante, il participe avec d'autres à la création d'un collectif citoyen, afin de mobiliser l'opinion publique sur la question de l'audit. Un séminaire est organisé avec de nombreux invités du monde entier, l'amphithéâtre de la fac de droit d'Athènes qui accueille l'événement ne désemplit pas pendant deux jours… et un mois plus tard, pendant le mouvement des « Indignés », le stand du collectif installé au pied du parlement d'Athènes est assailli par les curieux de tous bords. Mais le souffle retombe assez vite et, côté politique, très peu de responsables osent se frotter au sujet. Une seule députée s'empare réellement du dossier : Sofia Sakorafa, une ancienne socialiste qui a pris ses distances avec le Pasok un an auparavant, quand le parti a fait voter le premier mémorandum d'austérité, et qui rejoindra plus tard Syriza – sous l'étiquette duquel elle se fait élire au parlement européen en mai 2014.

« À l'époque, personne ne voulait parler de la dette en tant que telle, confirme l'intéressée, qui ne cache pas sa joie de voir enfin son thème de prédilection sur le devant de la scène. Faire l'audit de la dette, comprendre comment elle s'est créée, c'est nous permettre de ne pas reproduire les erreurs qui nous ont conduits jusqu'ici. »

C'est à la fin de l'année 2013 que le parti de Tsipras se convertit à l'idée d'un audit. La direction de Syriza reçoit alors Yorgos Mitralias, puis le président du CADTM, Éric Toussaint. « L'idée avait enfin pénétré les cercles proches de Tsipras. Je pense que jusque-là ils étaient tout simplement ignorants sur la question de la dette », lâche Yorgos Mitralias. De fait, à partir de ce moment-là, le parti de la gauche radicale construit sa stratégie de conquête de pouvoir. Le discours devient plus précis, le programme plus concret, la présence dans les médias plus offensive. La question d'une restructuration de la dette, et surtout l'organisation d'une conférence internationale à ce sujet, à l'image de la conférence de Londres de 1953 qui avait permis d'effacer une grande partie des dettes allemandes, deviennent l'axe central des discours d'Alexis Tsipras. C'est précisément ce qu'il défend, dans l'entretien qu'il accorde à Mediapart en avril 2014.

Arrivé au pouvoir, en janvier, Syriza tente tant bien que mal d'appliquer une partie de son programme. Il est surtout embarqué dans des négociations interminables avec les partenaires de la Grèce pour boucler les programmes d'austérité décidés sous les gouvernements précédents, et la question de la renégociation de la dette est repoussée à plus tard. C'est finalement la conviction et l'obstination de la présidente de l'assemblée, Zoi Konstantopoulou, qui permettent de ne pas enterrer le sujet. Début avril elle annonce, au cours d'une conférence de presse, la création de la « commission pour la vérité sur la dette grecque ». Composée d'une trentaine d'experts bénévoles, grecs et étrangers, cette commission va s'atteler dans un premier temps à décrypter les dettes contractées par le pays depuis 2010, qui représentent aujourd'hui environ 4/5e du poids total de la dette publique grecque. Elle rendra ses premiers résultats fin juin, avant de poursuivre l'audit sur le reste de la dette, d'ici à la fin de l'année.

La plupart des membres de la commission sont des juristes, spécialistes en droit commercial, droit constitutionnel, droit des traités ou encore experts sur les questions relatives aux droits de l'homme. La commission compte aussi des spécialistes des finances publiques et de l'endettement. Côté français, on y trouve Patrick Saurin, spécialiste des dettes locales et syndicaliste SUD des employés de banque, le juriste Renaud Vivien, ou encore l'économiste Michel Husson de l’Institut français pour la recherche économique et sociale. D'autres experts viennent de Belgique, d'Espagne ou de Grande-Bretagne, sont passés par la prestigieuse London School of Economics ou par des postes aux Nations unies, au Conseil de l'Europe…

L'exemple équatorien

L'ensemble de la commission est placée sous la houlette d'Éric Toussaint, le porte-parole du CADTM. Cet analyste économique, auteur de nombreux ouvrages sur la problématique de la dette, ne veut pas conclure avant l'heure, d'autant que « différentes expertises doivent pouvoir s'exprimer au cours de ce travail » mais il rappelle que déjà en 2011, avec le collectif citoyen formé à Athènes, il avait conclu à « une très large illégitimité de la dette réclamée à la Grèce par la Troïka ». Le porte-parole du CADTM voit loin : le rapport de la commission est destiné tout autant aux Grecs qu'aux autorités européennes, lesquelles seront conviées à la présentation des travaux. 

« Nous inviterons les responsables qui ont été à la tête de la Troïka, comme Dominique Strauss-Kahn, Jean-Claude Trichet et Christine Lagarde, prévoit-il. Les banques françaises et allemandes, en 2010, ont cherché à limiter au maximum leurs pertes. Nous allons montrer comment la Troïka a privilégié les intérêts des banques au détriment de la viabilité de la dette grecque en décidant des mémorandums d'austérité. » Pour ce faire, la « commission de vérité sur la dette grecque » va s'appuyer sur l'article 472 du règlement du parlement européen, lequel stipule que les autorités d'un pays sous ajustement structurel doivent réaliser un audit intégral de leurs dettes. « Cet article nous permettra d'exiger des autorités européennes des réponses à nos questions », précise Éric Toussaint.

La commission, toutefois, n'a aucune fonction décisionnaire. Son mandat est de fournir une analyse objective de la dette publique. Libre à l'exécutif, ensuite, de s'en servir comme d'un argument massue pour négocier un effacement…

C'est précisément ce qu'a fait l'Équateur, en 2009. Une commission – dont faisait partie, déjà, le porte-parole du CADTM – avait planché pendant quinze mois sur la dette publique du pays, travaux dont s'était saisi le pouvoir équatorien pour négocier ensuite avec ses créanciers. Opération réussie : après sept mois de discussions, quelque 40 % de l'ardoise équatorienne avaient été effacés. Diego Borja était alors ministre de l'économie à Quito et se trouvait en première ligne des discussions. Aujourd'hui membre de la « commission pour la vérité sur la dette publique », il voit deux points communs importants entre son pays d'Amérique latine et la péninsule hellène. « Le premier, c'est que tous deux fonctionnent avec une monnaie émise hors du pays – le dollar dans le cas de l'Équateur, l'euro dans le cas de la Grèce –, ce qui a un impact sur l'économie réelle et les marges de manœuvre politiques. Le deuxième, c'est le ratio entre la dette et la capacité économique du pays. Pour l’Équateur, le poids de la dette, avant l'effacement, s'élevait à 35 % du PIB. Certes, ce chiffre est largement inférieur à celui de la Grèce. Mais si l'on tient compte de la puissance économique équatorienne, beaucoup plus modeste, cela revient au même : la dette était si lourde qu'elle était insoutenable pour le pays. »

L'opération d'effacement a pris la forme d'un échange d'obligations auprès des créanciers privés, moyennant une baisse de 70 % de leur valeur. Cela a représenté une économie de 8 milliards d'euros pour le gouvernement équatorien, et une baisse de quinze points de PIB. « Une opération parfaitement légale et légitime, réalisée avec les instruments que permet le marché, souligne l'ancien négociateur, joint par téléphone. Le pays s'était acquitté au préalable de ses dettes auprès du FMI, d'un montant de 80 millions de dollars, ce qui lui a permis de rester irréprochable au regard des institutions internationales. » 

L'exemple équatorien est assez parlant pour le cas grec : l'effacement partiel de sa dette avait permis à Quito de dégager de l'argent public pour lancer une politique de grands investissements, dans les secteurs de l'éducation, des transports et de la santé notamment. Mais l'opération financière n'avait pas complètement résolu la question de l'endettement public, et les dettes sont revenues à la hausse ces dernières années en raison de la conjoncture économique et de la baisse du prix du pétrole, principale ressource du pays. 

De plus, les sommes en jeu à l'époque dans le cas de l'endettement équatorien n'ont rien à voir avec les sommes que l’État grec doit rembourser aujourd'hui. Les mois de juillet et août à eux seuls attendent Athènes au tournant : la péninsule hellène devra alors rembourser 6,7 milliards d'euros à la Banque centrale européenne. D'ici là, plusieurs échéances se présentent vis-à-vis du FMI, dont une le 12 mai qui s'annonce déjà problématique : d'après une source gouvernementale à Athènes, l'État n'a pas la trésorerie nécessaire pour régler les 750 millions d'euros dus à cette date à l'institution de Washington. Au total, la Grèce cumule actuellement une ardoise de plus de 320 milliards d'euros…

Pour Sofia Sakorafa, porteuse du projet d'audit depuis 2011 et désormais responsable des relations de la « commission vérité » avec le parlement européen et les parlements nationaux, l'intérêt de ce travail n'est pas seulement de fournir des arguments à une future restructuration du fardeau de la dette. Il est aussi de modifier le rapport des Grecs à leur administration : « Poser la question de la dette, c'est faire œuvre de transparence sur la gestion de l'argent public », estime la députée européenne qui rappelle combien les jeux Olympiques, en 2004, avaient déjà sacrément alourdi les dépenses de l'État. « Le budget des JO annoncé au départ était de 2,5 milliards d'euros… Il a été de 10,5 milliards au final ! » 

Décortiquer la dette, explique-t-elle, va permettre de mettre en évidence les nombreux dessous-de-table partis à l'occasion de ces JO, ou encore les juteux contrats signés avec l'entreprise allemande Siemens dans les années 2000. Il va aussi permettre de déterminer la part du budget militaire dans l'envolée des dépenses publiques. En 2010, rappelle l'élue Syriza, lorsque le gouvernement grec signe le premier mémorandum d'austérité, deux pays s'assurent que leurs contrats seront bien honorés malgré le tournant de la rigueur : la France (vente d'hélicoptères) et l'Allemagne (vente de sous-marins).

Autant d'éléments qui, s'ils ressortent clairement des travaux de la commission d'audit, permettront de regarder d'un autre œil l'histoire de ces cinq dernières années… « Il ne s'agit pas seulement de se dire la vérité à nous, les Grecs. Il s'agit de dire la vérité aussi aux Européens sur la réalité de ce qui s'est passé. Sous quelles conditions avons-nous signé les mémorandums d'austérité, que demandaient alors précisément les institutions européennes et le FMI quand ils nous prêtaient de l'argent… ? Personne ne nous a prêté des millions par altruisme. Tous les créanciers en ont tiré profit. » L'Allemagne a ainsi déjà tiré des sommes colossales de l'argent prêté à la Grèce. Les estimations varient, mais d'après le Rheinische Post qui reprenait en mars une déclaration du ministre allemand des finances à ce sujet, Berlin aurait déjà touché 360 millions d'euros en taux d'intérêt depuis 2010.
 

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