vendredi 9 mai 2014
Ukraine : la gauche face au nouveau pouvoir et à la guerre
La tension continue à monter en Ukraine où , après la sécession de la Crimée, une dizaines de villes dans les régions russophones de l’est et du sud sont passées sous le contrôle de milices et de groupes paramilitaires, jouissant d’une soutien plus ou moins grand de la population. Tandis que le gouvernement de Kiev tente sans succès de reprendre le contrôle de ces régions, Poutine et les autorités russes montent le ton et, tout en se défendant de préparer une intervention militaire, font monter la tension afin de contraindre le gouvernement ukrainien à maintenir le pays dans l’orbite russe. Dans ce contexte, il est plus important que jamais de continuer à donner la parole aux militants et groupes de gauche qui, en Ukraine et en Russie, luttent contre le danger de guerre, refusent l’hystérie nationaliste et tentent de développer la solidarité et l’unité entre les travailleurs et les peuples de la région. (Avanti4.be)
Pour ou contre Maïdan ? Il faut nuancer, par Volodymyr Ishchenko
Nous devrions soutenir l’aile progressiste des deux camps et ne pas nous lier les pieds et les mains avec les justifications hypocrites de l’un ou l’autre bord. Il n’est pas douteux que les services de sécurité russes aient été impliqués d’une manière ou d’une autre dans la récente escalade de violence dans plusieurs villes de l’est de l’Ukraine.
Le 12 avril dernier, la prise d’édifices administratifs a été très bien coordonnée entre les différentes villes, les hommes armés étaient bien équipés et montraient un haut niveau d’instruction militaire. Cela ne signifie pas nécessairement que des unités spéciales russes participaient directement à l’opération ; ces hommes peuvent également être d’anciens policiers anti-émeute ukrainiens, dont un grand nombre a fui en Crimée et en Russie afin d’éviter le châtiment de la part du nouveau gouvernement.
Cependant, tout cela ne doit pas non plus nous faire oublier le fait que cette provocation parfaitement planifiée s’est déroulée dans le contexte de protestations sociales massives, populaires et auto-organisées surgies dans les régions orientales de l’Ukraine contre le nouveau gouvernement installé après le renversement de l’ex-président Viktor Yanoukovitch. Le mouvement de Maïdan (du nom de la place centrale de Kiev qui a été occupée pendant des semaines par les opposants à l’ancien régime et où l’offensive des forces de répression a fait plusieurs dizaines de morts – NdT) n’a jamais suscité la sympathie de la majorité de la population des régions de l’est et du sud de l’Ukraine. Depuis sa victoire, avec la chute du gouvernement précédent, beaucoup de gens dans ces régions étaient effrayés et indignés face aux images exagérées qu’ils ont pu voir à la télévision d’affrontements violents à Kiev, de groupes paramilitaires armés et d’éléments d’extrême-droite contrôlant les rues ainsi que d’attaques contre des monuments dédiés à Lénine, ainsi que par l’inclusion dans le gouvernement de membres du parti d’extrême droite Svoboda.
De nombreuses personnes de l’est parlent de la « junte de Kiev » et désapprouvent ses décisions. Il est clair qu’il existe un haut degré de crainte irrationnelle qui les motive à se soulever, en particulier par rapport au problème exagéré de la discrimination de la langue russe. Néanmoins, il serait hypocrite d’appliquer une règle de « deux poids deux mesures » : de la même manière que Maïdan ne fut pas une « révolution », l’anti-Maïdan n’est pas non plus une « contre-révolution ». On a qualifié le Maïdan de « révolution de la dignité », mais les gens de l’est de l’Ukraine parlent également avec fierté de leur dignité, de leur identité régionale, de leur mémoire historique, de leurs héros soviétiques et de leur langue.
Les opposants à Maïdan dans l’est du pays ne sont pas plus irrationnels que les manifestants de Maïdan qui rêvaient de l’Europe et qui ont reçu (comme cela était prévisible) un gouvernement néolibéral, des mesures d’austérité exigées par le FMI et des augmentations des prix. Dans les protestations de l’est de l’Ukraine, la « Russie » joue, avec ses salaires et ses pensions plus élevés, le même rôle d’aspiration utopique qu’a joué l’« Europe » pour les manifestants de Maïdan. La situation économique en Ukraine continue à se détériorer et la monnaie nationale a perdu plus de 50% de sa valeur en deux mois, de sorte que les rebelles de la région de Donetsk parlent surtout des problèmes socio-économiques que l’Etat ukrainien n’a pas été capable de résoudre en 23 ans : faillites d’entreprises, chômage et bas salaires. Ils réclament des nationalisations et une rémunération digne pour leur travail. Cela semblera paradoxal à ceux qui ont salué l’auto-organisation populaire du mouvement de Maïdan, mais les protestations anti-Maïdan dans l’est de l’Ukraine sont à la fois plus populaires, décentralisées, organisées en réseau et dépourvues de leaders en ce moment.
Ni le Parti des Régions, ni le Parti communiste d’Ukraine ne remplissent la même fonction de représentation politique des anti-Maïdan que celle assumée par les trois anciens partis d’opposition par rapport au mouvement de Maïdan. Le prétendu « représentant du sud-est de l’Ukraine », l’ex-gouverneur régional de Kharkov, Mikhail Dobkine, que la Russie voulait inviter aux négociations avec l’Union Européenne et les Etats-Unis sur une base d’égalité avec le gouvernement de Kiev, a été violemment hué par les manifestants à Lougansk. Ces derniers n’ont pas non plus confiance en l’élite oligarchique originaire de l’est de l’Ukraine, ni en l’homme le plus riche du pays, Rinat Akhmétov, qui a assumé le rôle de pacificateur, ni envers le nouveau gouverneur du Donetsk, Sergeï Taruta. Et ils ne souhaitent pas non plus le retour du corrompu et discrédité Yanukovitch.
La base sociale des protestations semble être d’extraction plus plébéienne, plus pauvre et moins éduquée que celle de Maïdan ; dans l’est du pays, nous voyons plus de travailleurs et de pensionnés et moins d’intellectuels et de professions libérales capables d’aider à formuler des demandes claires et à les défendre dans les médias. De ce fait, ces mouvements de protestation peuvent être plus facilement manipulés depuis l’extérieur. Il n’est pas difficile d’intervenir dans une révolte décentralisée de gens qui ont peur, de la provoquer et de la manipuler pour qu’elle serve les intérêts de la Russie. Il n’est pas possible de soutenir sans réserve les protestations opposées à Maïdan.
De la même manière que ce dernier, elles sont hétérogènes. Certaines personnes défendent l’union avec la Russie, d’autres soutiennent une plus grande autonomie locale au sein de l’Etat ukrainien. Les nationalistes russes d’extrême-droite, qui ne sont pas meilleurs que les nationalistes ukrainiens de Svoboda ou du Secteur Droit, participent aux protestations ensemble avec des organisations de gauche. La population de l’est et du sud de l’Ukraine est divisée. En même temps que se produisent des rassemblements et des occupations d’édifices de la part des anti-Maïdan, il y a des manifestations de soutien au nouveau gouvernement et à l’unité de l’Ukraine.
Bien que, dans l’abstrait, la revendication du fédéralisme et de l’élection directe des gouverneurs régionaux puisse sembler démocratique, dans la réalité de l’Ukraine, elle donnera plus de pouvoir aux « grosses huiles » locales au lieu de conduire à un autogouvernement local effectif. Et, tout comme en Ukraine occidentale pendant la phase finale de la rébellion de Maïdan, la police locale du Donetsk sabote maintenant les ordres du gouvernement et permet souvent, en n’offrant pas beaucoup de résistance, l’occupation des édifices officiels ainsi que la distribution d’armes ; parfois même, elle se place du côté des manifestants.
Au lieu d’élaborer des explications forcément hypocrites pour justifier pourquoi l’annihilation militaire d’un certain nombre de rebelles armés est meilleure que l’annihilation militaire d’autres rebelles armés ; pourquoi l’extrême droite pro-ukrainienne est meilleure que l’extrême droite pro-russe ; pourquoi le gouvernement néolibéral ukrainien est meilleur que le gouvernement néolibéral russe ou pourquoi nous sommes disposés à combattre l’impérialisme russe et à accepter en échange les intérêts impérialistes occidentaux en Ukraine, il conviendrait plutôt de soutenir les secteurs progressistes du mouvement Maïdan et du mouvement anti-Maïdan. Et d’essayer de les unir face à la classe dominante ukrainienne et face à tous les nationalismes et impérialismes autour de revendications communes pour la justice sociale.
Source : http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/apr/15/maidan-anti-maidan-ukraine-situation-nuance
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret
La gauche et Maïdan : Entretien avec le socialiste ukrainien Denis Pilas
Environ 150 personnes se sont récemment réunies à Kiev pour assister à une conférence organisée par des organisations de gauche ukrainiennes, dont l’Opposition de gauche, avec le soutien de la « Fondation Rosa Luxemburg ». La conférence, intitulée « La gauche et Maïdan », a discuté des perspectives pour la gauche en Ukraine. Il y avait également des participants en provenance de Russie, de France, d’Allemagne, de Pologne et de Biélorussie, ainsi des élus de gauche du Bundestag allemand et de la Douma russe (*).
Ben Neal, militant de l’organisation anticapitaliste britannique « Revolutionary Socialism in the 21rst Century » (RS21), a interviewé Denis Pilas, l’un des organisateurs de l’événement.
Pourriez-vous expliquer quels étaient les objectifs de la conférence ?
Denis Pilas : Elle a été organisée pour les militants de gauche qui ont participé aux manifestations de Maïdan afin de partager leurs expériences et leurs analyses dans le but d’élaborer un plan et une vision claire de la stratégie à venir pour la gauche en Ukraine. Et, bien entendu, je vois cette conférence comme un outil important pour promouvoir la solidarité internationale. J’étais vraiment heureux de la participation de militants syndicaux indépendants de Dniepropetrovsk et de Kryvoï-Rog (dans le sud-est de l’Ukraine - NdT), de dirigeants ouvriers vétérans [qui ont pris part aux grèves des mineurs de 1989 à la fin de l’Union soviétique] et de jeunes mineurs qui ont participé à leurs « Maïdan » locaux et à la poursuite des manifestations pour des causes sociales.
Quels sont les principaux résultats de la conférence ?
L’un des principaux résultats a été la consolidation des initiatives de gauche dans Maïdan pour la préparation des futures manifestations sociales - aujourd’hui contre le nouveau gouvernement. Il y a eu aussi le lancement de l’ « Assemblée pour la Révolution Sociale », la première liste de gauche radicale à Kiev aux élections du conseil de la ville, basée sur le concept de « démocratie délégative » (2). Il a été convenu de participer sous l’égide du parti « Ukraine Socialiste ». L’un des principaux sujets de discussion, et qui un intérêt particulier pour les socialistes révolutionnaires en Grande-Bretagne, est de savoir comment la gauche internationale doit aborder la situation en Ukraine, en particulier en ce qui concerne la gauche dans ce pays.
Que pouvez-vous dire à ce sujet ?
La gauche internationale ne doit succomber à aucun type de « géopolitique » ou de soutien à l’impérialisme du « moindre mal ». A la place, il convient de faire campagne contre la politique militariste et aventurière tant des États-Unis que de la Russie. Il faudrait un authentique mouvement anti-guerre contre le risque d’une éventuelle guerre civile en Ukraine. Il faut s’opposer au régime conservateur, autoritaire et oligarchique de Poutine en Russie et se solidariser avec les militants de gauche persécutés par ce régime. Dans le cas de l’Ukraine, il faut appeler les travailleurs de l’ouest et de l’est de l’Ukraine à s’unir dans la lutte contre les oligarques. Il convient également de protester contre les exigences du FMI et inclure l’Ukraine dans toutes les luttes européennes contre l’austérité.
Que doit exiger la gauche des gouvernements occidentaux ?
Les revendications vis à vis des gouvernements occidentaux devraient être les suivantes :
• Annulation de la dette ukrainienne ;
• Suppression des visas pour les déplacements des citoyens ukrainiens ; • Annulation des exigences d’austérité ;
• Des sanctions efficaces contre les oligarques ukrainiens, la confiscation de leurs biens à l’Ouest afin de les restituer à la population.
Que peut faire la gauche internationale pour construire la solidarité avec les militants de Ukraine ?
Elle peut y contribuer en créant des liens avec les syndicats ukrainiens et les mouvements populaires progressistes et en menant des campagnes sur des causes communes. Des militants peuvent se rendre en Ukraine, voir les choses de leurs propres yeux et partager leur expérience avec les autres militants à leur retour.
Source : http://rs21.org.uk/2014/04/24/the-left-and-maidan-interview-with-ukrainian-socialist-denis-pilas/
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret Notes
(1) Respectivement Andrei Hunko de la fraction du parti Die Linke au Bundestag et Ilya Ponomarev, du Front de Gauche, qui a été le seul membre de la Douma russe à voter contre l’annexion de la Crimée.
(2) http://blogs.mediapart.fr/blog/franckd/141212/democratie-delegative (note d’Avanti).
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