mardi 27 décembre 2016

La chute d’Alep Est : nos destins sont liés…, par Joseph Daher

Les quartiers libérés d’Alep Est, ni sous le contrôle du régime Assad, ni sous celui des forces djihadistes, sont tombés il y a quelques jours sous le déluge de feu de l’aviation russe et du régime Assad et des avancées au sol des forces pro-régime, composée de centaines de soldats d’élite de la Garde républicaine et de la 4e division syrienne, mais surtout de milliers de combattants irakiens, afghans et libanais, encadrés par l’Iran et le Hezbollah. Dans la conquête des quartiers Est de la ville d’Alep, les forces pro-régime ont commis de nouveaux crimes. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme affirmait disposer d’éléments crédibles indiquant que quelque 82 civils ont été abattus par des membres des forces pro-régime chez eux ou dans la rue durant la conquête des quartiers d’Alep Est.


Pour rappel, Alep-Est subissait un siège depuis juillet 2016 et les populations civiles manquaient de nourriture, d’eau, de médicaments et d’autres produits de première nécessité. Avant la conquête totale des quartiers libérés d’Alep Est, environ 50 000 personnes avaient fui, en majorité vers les zones contrôlées par le régime et une minorité, plusieurs milliers, vers les quartiers de Sheikh Maqsoud, sous la direction des forces kurdes du PYD. Selon certaines sources, le régime aurait d’ailleurs ordonné aux forces armées kurdes du PYD, les YPG, de quitter son bastion de Sheikh Maqsoud avant la fin de l’année[1]. Les hommes âgés entre 18 et 45 ans fuyant vers les zones sous le contrôle du régime étaient séparés du reste des civiles pour être interrogé par les services sécurités d’Assad. Pour certains, leurs sorts sont encore inconnus. Beaucoup craignent des exécutions sommaires ou des incarcérations arbitraires dans les geôles du régime, tandis qu’une majorité des nouveaux jeunes arrivants étaient mobilisés par l’armée du régime pour combattre contre l’opposition armée, pour certains contre leurs anciens camarades…

La victoire des forces pro-régime provoque un nouveau déplacement forcé de populations, entre 50 000 et 80 000 personnes, en grande majorité des civils, suite à un accord entre l’opposition armée et le régime. Le transfert forcé de population se finissait, à l’heure où nous écrivons, et avait été retardé par des milices pro-iraniennes qui ont attaqué les premiers convois, tandis que d’autres milices pro-régime attaquaient et volaient des civils fuyant les régions Est de la ville. Des combattants liés au groupe jihadiste de Jund Al-Aqsa,[2] allié de Fateh al-Sham (ex Jabhat al-Nusra), ont aussi brulé les bus devant évacuer les blessés de deux villes habités par des populations syriennes, Kefraya et Fuaa, de confessions chiites dans la province d’Alep, bloquant temporairement le départ des civils d’Alep Est, qui pour nombre d’entre eux ont condamné cet acte sur les réseaux sociaux.

Les forces armées de l’opposition étaient composées d’entre 7 000 et 10 000 combattants, dont environ quelques centaines de djihadistes (de Jabhat Fateh al-Sham), les estimations allant de 250 à 700[3], et non la majorité comme certains journalistes l’ont affirmé. Les groupes d’oppositions armées principaux étaient composés de brigades locales, en grande majorité liés à l’Armée Syrienne Libre et de quelques groupes à dénominations islamiques mais qui ne sont ni salafistes, ni djihadistes. Les différents groupes avaient formé un commandement unifié sous le nom de « l’armée d’Alep »  pour défendre les quartiers sous leurs contrôles, tout en continuant à être minés par des divisions. Cela ne signifie nullement que ces groupes n’ont pas commis de crimes. Pour ma part, j’ai condamné systématiquement leurs bombardements contre les civils des régions sous le contrôle des forces du régime et des quartiers kurdes de Sheikh Maqsoud, et autres exactions.

D’ailleurs, certaines brigades islamiques et de l’ASL affiliées au gouvernement turc, dépendant de son assistance politique et militaire, avaient quitté le front d’Alep, assiégé depuis juillet, pour participer à l’intervention turque en Syrie depuis l’été contre Daech, mais surtout contre les forces kurdes du PYD. Des milliers de soldats des forces armées d’opposition syrienne ont dès lors été détournées du front d’Alep pour les intérêts du gouvernement turc au détriment des Syriens. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est en effet resté silencieux sur les événements d’Alep, tandis que son premier ministre déclarait qu’il ne voyait pas d’objection à la présence d’Assad dans une période de transition. Erdogan, a en en fait conclu un accord avec les dirigeants russes et iraniens qui peut être résumé de la manière suivante : Alep pour ces derniers et Jarablus et autres régions frontalières pour le premier.

La priorité sur le terrain est en effet donnée à la lutte contre l’autonomie et à la prévention de toute expansion des forces kurdes du PYD au nord-est de la Syrie. La Turquie a d’ailleurs émis le 22 novembre un mandat d’arrêt contre le leader du PYD, Saleh Muslim, tout en continuant la répression tout azimut menée contre les représentants et membres du HDP en Turquie. L’intervention militaire turque a d’ailleurs causé la mort de nombreux civils, arabes et kurdes, en Syrie, notamment à la suite de bombardements de son aviation. Ces derniers jours, la ville d’al-Bab, proche de la frontière turque et occupée par Daech, a, par exemple, été bombardée par l’aviation militaire turque, provoquant la mort d’au moins 47 civils (bilan qui risque de s’alourdir car des personnes sont toujours portées disparues[4]).

Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l’Iran, de la Turquie et de la Russie se sont d’ailleurs rencontrés le 20 décembre pour discuter du futur de la Syrie. À l’issue de cette conférence, les trois puissances ont adopté une déclaration commune visant à mettre fin au conflit en Syrie, par laquelle elles s’engagent à œuvrer à la mise en place d’un cessez-le-feu dans l’ensemble du pays, et que la priorité aujourd’hui en Syrie doit être de lutter contre le terrorisme et non d’aller vers un changement de régime à Damas. Dans les nombreuses manifestations populaires ces dernières semaines en solidarité avec Alep à travers les zones libérées en Syrie, les populations locales exprimaient également leur ras-le-bol des divisions entre les groupes de l’opposition armée et exigeaient leur unification sous un seul leadership.

Alep Est, un symbole d’une alternative démocratique et inclusive…

Revenons sur la chute d’Alep Est et sur l’alternative démocratique que la ville a pu représenter. Les quartiers d’Alep Est ont été libérés par des forces de l’opposition armée venant de la province d’Alep à la fin de l’été 2012. En mars 2013, le conseil local d’Alep, constitué de civils élus démocratiquement par les populations locales, a vu le jour, remplaçant le conseil révolutionnaire transitoire qui avait été mis en place à l’automne 2012 par les groupes de l’opposition armée et certains groupes civils.

À cette époque, plus d’1,5 millions de personnes vivaient dans ces régions. Ce conseil était renouvelé tous les ans et comptait vingt-cinq élus. Les élections étaient organisées via des listes parmi lesquelles votaient des assemblées regroupant soixante-trois conseils de quartiers de la zone libérée. La dernière élection a eu lieu en novembre 2015. Le Conseil local administrait le territoire et était responsable de la gestion des besoins de base des habitants : éducation, infrastructures civiles, hôpitaux, entretien de la voirie, etc. Les représentants du conseil organisaient des rencontres avec les conseils de quartiers pour prendre connaissance des besoins des habitants. Il y avait six cents employés qui travaillaient au sein des conseils de quartiers[5]. Là encore, cela ne signifie en rien que tout était parfait ; il y avait par exemple un déficit de participation des femmes aux hautes responsabilités du conseil local.

De nombreuses organisations populaires ont vu le jour également, organisant de nombreuses activités démocratiques, sociales, éducatives et culturelles (théâtres, concerts, festivals), tandis que des médias locaux – radios et journaux particulièrement – furent créés. De nombreuses campagnes populaires et démocratiques s’opposant au régime et aux forces islamiques fondamentalistes étaient organisés. Dans le même temps, les activistes et organisations populaires s’acharnaient à délivrer un message inclusif contre le confessionnalisme et le racisme. Ce sont ces activistes qui ont défié au début les pratiques autoritaires de certains groupes armés, mais surtout – en lien avec les populations locales – se sont opposés aux mouvements fondamentalistes islamiques.

Installé dans la ville en 2013, Daech en a ainsi été chassé début 2014 à la suite de mobilisations massives populaires, et de l’offensive de groupes de l’opposition armée liés à l’ASL. Ce fut ensuite au tour de Jabhat al-Nusra de subir à l’époque l’opposition du mouvement populaire dans la ville pour ses pratiques réactionnaires et autoritaires, d’où d’ailleurs sa faible présence dans ces régions.

Ces exemples d’Alep Est peuvent être retrouvés dans d’autres régions libérées de Syrie, encore aujourd’hui, et c’est pour cette raison qu’elles sont et ont été la cible première du régime Assad et de ses alliés. Alep a subi un déluge de feu depuis l’été 2013, d’abord par les forces du régime, puis accompagné par les forces aériennes russes à partir d’octobre 2015. Ces bombardements sont symptomatiques de la barbarie employée pour mettre fin à toute forme de résistance populaire dans le pays. La population des quartiers libérés de la ville d’Alep est passé d’environ 1,5 million d’habitant·e·s au début l’été 2013, avec une riche société civile d’organisations populaires, à 250 000 personnes manquant de tout à l’été 2016.

Toutes les villes et les quartiers dans lesquels existait une alternative populaire, démocratique et inclusive, ont été visés, comme dans le cas de la ville de Daraya, dans la province de Damas, il y a quelque mois par exemple, et continuent à être visés, de même que les infrastructures civiles sur lesquelles se fondent ces expériences. Par exemple, 382 attaques ont eu lieu contre des installations médicales en Syrie entre mars 2011 et juin 2016, dont 90 % des bombardements ont été menés par les forces de Damas et de Moscou.[6] Elles ont ainsi tué plus de 700 travailleurs·euses du personnel médical en Syrie. Cela sans oublier les multiples bombardements d’institutions civiles, comme celles des défenses civiles, connus sous le nom de « casques blancs », des boulangeries, écoles, usines, etc.

Ce sont ces exemples d’auto-organisations populaires et démocratiques, y compris avec leurs imperfections, qui sont craints par dessus tout par le régime depuis 2011. Non pas l’opposition officielle – en exil, corrompue et liée à des États autoritaires de la région –, ni les forces fondamentalistes islamiques qui constituent de fait un allié objectif du régime, dont ce dernier a d’ailleurs favorisé le développement, par ses pratiques autoritaires et confessionnelles.

Pour preuve, la reconquête par Daech de la ville de Palmyre est intervenue le 11 décembre, malgré la présence des forces russes, et n’a pas inquiété outre mesure le régime, qui concentrait ses forces et celle de ses alliés sur Alep Est. Ces dernières ont dû évacuer Palmyre juste avant l’entrée des combattants de Daech. Ces derniers ont trouvé dans la ville des réserves d’armes lourdes, dont des armes anti-aériennes. Les dirigeants officiels du régime ont déclaré à plusieurs reprises que Daech ne constituait pas une priorité, tandis que l’aviation russe a concentré ses frappes dans sa grande majorité sur les zones dans lesquelles les forces de Daech n’étaient pas présentes.

Le peuple syrien en lutte sans alliés au niveau international et régional…

Les puissances occidentales se bornent à exprimer leurs regrets, mais n’agissent même pas sur un plan humanitaire. Le 19 décembre dernier, le Conseil de sécurité a certes voté à l’unanimité, y compris la Russie, de déployer des observateurs de l’ONU et d’autres organisations à Alep pour y superviser les évacuations et garantir la sécurité des civils. Cela ne change néanmoins pas l’orientation politique générale des États-Unis et des États européens qui, loin de prôner un processus démocratique en Syrie, ne s’opposent pas au dictateur Assad et à sa clique malgré leurs crimes. En outre, la coalition internationale sous la direction des États-Unis, qui bombarde des positions de Daech en Syrie et en Irak depuis août 2014, a causé la mort de plus de 1 900 civils dans les deux pays depuis le début des frappes.

Il existe une tendance générale, au niveau mondial, qui vise à «  liquider  » la révolution syrienne et ses aspirations démocratiques au nom de la «  guerre contre le terrorisme  ». La victoire de Donald Trump aux États-Unis renforce cette tendance, lui qui a en effet déclaré à plusieurs reprises qu’il souhaite conclure des accords avec Poutine sur la Syrie. Malgré le manque de continuité et la volatilité des positions de Trump en matières de politique internationale, la nomination récente de Rex Tillerson, patron du géant pétrolier ExxonMobil, au poste de Secrétaire d’État (équivalent du ministre des Affaires Etrangères), confirme la tendance évoquée. C’est une personnalité en effet connue pour ses positions pro-russes, qui a d’ailleurs reçue en 2013 des mains de Poutine la plus haute distinction russe pour un civil (l’ordre de l’Amitié).

Dans ce contexte, la conquête d’Alep s’inscrit dans la volonté du régime d’Assad et de ses alliés, russe et iranien, de bénéficier d’un fait accompli lors de l’entrée en fonction du nouveau président à Washington le 20 janvier 2017. Le problème des États occidentaux, voire de certaines forces de gauche, dans leur politique dite « réaliste », est de penser qu’on peut réussir à se débarrasser de Daech et de ses semblables, considérés comme ennemis principaux en Syrie et ailleurs, avec les mêmes éléments qui ont nourri leur développement : soit l’appui au maintien de régimes ou de groupes autoritaires et confessionnels, soit le soutien apporté à des politiques néolibérales et des interventions militaires…

Or, il ne suffit pas de mettre fin militairement aux capacités de nuisance de Daech et consorts, au risque de les voir réapparaître à l’avenir comme ce fut le cas dans le passé ; il s’agit de s’attaquer aux conditions politiques et socio-économiques qui ont permis leur développement. Il faut se rappeler que Daech, élément fondamental de la contre-révolution, a connu une progression sans précédent à la suite de l’écrasement des mouvements populaires, en se nourrissant de la répression massive perpétrée par les régimes autoritaires d’Assad et consorts, et en attisant les haines religieuses.
L’interventionnisme des États de la région ou au-delà, conjugué aux politiques néolibérales – qui n’ont cessé d’appauvrir les classes populaires – et à la répression des forces démocratiques et syndicales, ont grandement contribué, et contribuent toujours, au développement de Daech. Il s’agit de lutter contre ces éléments, tout en soutenant les mouvements populaires démocratiques et non confessionnels qui, malgré des reculs importants, persistent dans la région, défiant à la fois les régimes autoritaires et les organisations fondamentalistes religieuses.

Nos destins sont liés

Face à la guerre et aux crimes sans fin du régime d’Assad et de ses alliés contre le peuple syrien, face à la volonté croissante des puissants de liquider les aspirations démocratiques de la révolution syrienne, il nous faut réaffirmer notre soutien à la lutte du peuple syrien pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité, contre toutes les formes de confessionnalisme et de racisme.

Dans cette perspective, il est aussi crucial de ne pas séparer la lutte pour l’autodétermination des Kurdes de la dynamique de la révolution syrienne. C’est la mobilisation populaire massive de toutes les composantes du peuple syrien qui a contraint le régime d’Assad, durant l’été 2012, à se retirer de certains régions à majorité kurde du nord de la Syrie et à conclure un accord pragmatique et temporaire de non confrontation avec les forces du PYD, n’empêchant néanmoins pas des combats sporadiques entre les deux acteurs, pour concentrer sa répression criminelle sur d’autres régions en révolte. La défaite de la révolution syrienne marquera le retour de l’oppression des populations kurdes sous un régime chauvin et autoritaire qui a toujours affirmé son opposition à toute forme de reconnaissance des droits du peuple kurde en Syrie.

Pour cela, l’urgence absolue est d’arrêter la guerre, qui ne cesse de créer des souffrances terribles, empêche le retour des réfugié·e·s et des déplacé·e·s internes, et ne profite qu’aux forces contre-­révolutionnaires issues des deux bords. Il importe également de dénoncer toutes les interventions étrangères qui s’opposent aux aspirations à des changements démocratiques en Syrie, que ce soit sous la forme d’un soutien au régime (Russie, Iran, Hezbollah) ou en se proclamant « amis du peuple syrien » (Arabie Saoudite, Qatar et Turquie). Une nouvelle fois, comme nous l’avons vu, le peuple syrien en lutte pour la liberté et la dignité n’a pas d’amis dans son combat…

De même, nous devons refuser toutes les tentatives, qui se multiplient actuellement, de légitimer à nouveau le régime d’Assad au niveau international, visant à permettre à ce dernier de jouer un rôle dans le futur du pays. En outre, un blanc-seing donné aujourd’hui à Assad et à ses crimes accroîtrait immanquablement le sentiment d’impunité des États autoritaires, de la région et d’ailleurs, leur permettant d’écraser à leur tour leurs populations si celles-ci venaient à se révolter.

Il nous faut donc réaffirmer notre solidarité avec les forces démocratiques et progressistes qui luttent contre le régime criminel d’Assad et les forces fondamentalistes religieuses, tout en exigeant des protections pour les civils. Dans cette perspective, il est urgent de renforcer toutes les mobilisations qui, à travers le monde, visent à recréer une véritable solidarité internationaliste et progressiste, dénoncent toutes les puissances impérialistes internationales et régionales sans exception, ennemies des peuples en luttes, tout en s’opposant aux politiques néolibérales, sécuritaires et racistes, en particulier les politiques criminelles de fermeture des frontières des États européens qui ont transformé la Méditerranée en vaste cimetière pour les personnes fuyant les guerres, les dictatures et la misère.

Ici, là-bas : inexorablement, nos destins sont liés…

Joseph Daher, activiste et universitaire. Il est fondateur du blog Syria Freedom Forever et l’auteur du livre Hezbollah: The Political Economy of the Party of God. Il a également écrit deux articles pour Contretemps sur la révolution syrienne.

http://www.contretemps.eu/daher-revolution-syrie-alep/

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