jeudi 22 novembre 2012
14 N : grève générale, Espagne et au-delà, par Miguel Romero
Les manifestations du 14 novembre (14N) ont été les plus importantes que l’on ait connues jusqu’ici dans l’Etat espagnol. Enormes, enthousiastes, jeunes (et très jeunes), avec des pancartes bricolées, des slogans imaginatifs, un mélange de sigles dans les cortèges et, là où il n’y avait pas de parcours unitaire, une convergence de fait des convocations alternatives et officielles… Sans grands préparatifs des organisateurs, le « climat » semblait encore assez froid la veille… C’est que des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue en sachant qu’il n’y avait pas – à court ou moyen terme – de perspectives de changement, qu’il faudrait continuer à subir les « coupes » et à résister vaille que vaille… Tout cela ne peut être que l’expression d’une vague de fond puissante et durable. Les porte-paroles du gouvernement et du patronat peuvent ainsi répéter que « la politique des réformes continuera », et les médias à parler de « l’échec » de la mobilisation. (…) Pourtant, les dominants commencent à craindre la résistance sociale à laquelle ils se confrontent. Cela, nous l’avons gagné ; il nous coûtera de le consolider, mais ce serait un crime de le perdre.
Si les manifestations comptent, quel sens a la grève générale ?
Pour commencer, elles font partie de la grève générale : en dehors de celle-ci, elles n’auraient pas eu le même succès. Mais surtout, la bataille pour paralyser l’activité économique et réorganiser radicalement la vie sociale – les objectifs naturels et spécifiques d’une grève générale – continuent d’être un espace de conflit politique fondamental entre ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas ». C’est pourquoi il faut faire le bilan de ce qui a bien et mal fonctionné sur ce terrain, les avancées et les reculs, et en tenir compte pour l’avenir. Des obstacles à dépasser A une époque de financiarisation croissante de l’économie, il est inquiétant que le syndicalisme de classe soit si faible dans la banque, comme le 14 N l’a à nouveau montré. Nous commençons à nous habituer à ce que les grèves touchent à peine ce secteur. Or, dans les années 1980, ce syndicalisme était l’un des plus combatifs. Il a été affaibli politiquement et moralement de l’intérieur ; les Commissions ouvrières (CC.OO.) en portent une lourde responsabilité. (…) il faut aujourd’hui donner un signal d’alarme : nous ne pouvons pas nous résigner à laisser la banque aux mains du syndicalisme corporatiste. Dans la distribution, une avancée semble s’être produite avec la grève volontaire du petit commerce. La grande distribution, au contraire, continue d’être blindée par les cordons de la police anti-émeute. Il n’y a pas eu d’information sur des actions dans les grandes surfaces, pourtant touchées par les expropriations solidaires du Syndicat andalou des travailleurs (SAT) l’été passé, ou sur des fermetures comme celles d’El Corte Inglés à Bilbao, le 26 septembre (26S). En tout cas, espérons que la grève de la consommation – une initiative qui correspond à des objectifs très présents dans les assemblées du 15M – ait eu de l’influence et qu’elle puisse contribuer au caractère citoyen de la grève et à son extension.
Par contre, il semble y avoir eu un recul dans les transports, un secteur où l’on voit les conséquences dommageables des « services minimaux », lorsque ceux-ci ne sont pas autorégulés mais établis par les gouvernements régionaux, avec l’objectif d’affaiblir les grèves et non de garantir aux citoyen-nes des services essentiels –détruits quotidiennement par les privatisations.
Les syndicats commettent une erreur en paraissant consentir à ces « services minimaux », généralement abusifs, sur lesquels ils n’ont quasiment pas de marge de négociation. La Confédération générale du travail (CGT) a bien fait de les refuser. Mieux vaudrait laisser l’administration les imposer directement sans se lier les mains. Il s’agit de voir qui commande (…) Le sens politique d’une grève générale ne réside pas fondamentalement dans le caractère de ses revendications. D’une manière explicite ou implicite, elle fait apparaître un conflit de pouvoir : durant un temps, et dans un cadre limité, il s’agit de voir qui commande. Pour cette raison, le résultat politique d’une grève générale se mesure mal en termes quantitatifs, bien qu’ils aient leur importance. Ce qui est fondamental est de savoir qui s’est affaibli et qui s’est renforcé politiquement, le mouvement gréviste ou ses adversaires. Les pouvoirs établis l’ont bien compris et c’est pour cette raison que les mécanismes « régulateurs » des grèves sont toujours plus coercitifs.
Pour le vieux mouvement syndical : « la meilleure loi sur la grève était celle qui n’existe pas ». Une consigne sage, confirmée par l’expérience. Mais le consensus lié à l’Etat social, renforcé par les pratiques du « dialogue social », ont fini par créer une réglementation toujours plus pesante, où le contrôle du pouvoir politique sur le déroulement des grèves a grandi, et où le mouvement gréviste a renoncé à son droit d’autorégulation. A cette réglementation directe s’ajoutent les autres instruments de coercition anti-grèves du pouvoir politique et patronal, de la répression policière aux amendes gouvernementales, aux menaces de licenciement, etc. On cherche ainsi à désactiver politiquement la grève, à empêcher qu’elle réussisse à affaiblir les pouvoirs établis.
C’est pourquoi, pour qu’une grève générale remporte un succès, elle doit se fonder sur sa propre légitimité et, inévitablement, se heurter à la légalité. Ce qui suppose d’assumer des risques importants, individuels et collectif (…) et être en condition de protéger ceux qui les prennent.
Ce n’est pas par hasard si, dans les grandes mobilisations d’octobre 2010 en France, tous les signaux d’alarme du système ont visé la grève des raffineries : une action légitime, illégale parce qu’elle refusait radicalement le « service minimum », qui a mis les pompes à essence à sec, et ouvert un nouveau front dans la lutte pour le contrôle des transports. Les centrales syndicales majoritaires ont reculé devant cette épreuve de force. Et ce recul a fini par affaiblir tout le mouvement de grève. Le conflit légitimité/légalité devrait être une question centrale, pratique, dans la préparation des futures grèves générales.
Il faut donc organiser aujourd’hui même un front du refus efficace contre toute législation anti-grève concoctée par le gouvernement et le patronat, une protection des victimes de la répression légale déjà en vigueur, mais aussi de la coercition patronale au travail, invisible, mais pourtant très efficace : ces menaces commencent bien avant le jour de la grève et devraient donc recevoir une réponse anticipée. Mais au-delà de ces tâches immédiates, on ne peut éluder un défi politique majeur : aucune conquête significative ne peut être obtenue en soumettant la lutte sociale aux dispositions légales. C’est une leçon de la lutte de la Plateforme des victimes des hypothèques (PAH). Les défis du « jour d’après » Sans aucun doute, il y a eu une avancée importante, précédée d’autres dans le même sens. (…) L’extension sociale de la mobilisation est la conséquence de mouvements comme les « marées », qui se développent dans les secteurs visés par les attaques les plus dures contre les services publics, de manière autonome, en apprenant à résoudre leurs propres difficultés et en nous enseignant comment affronter nos problèmes communs (par exemple, avec l’incorporation des A.P.A. [Association des parets d’élèves] aux mobilisations de la « marée verte » [contre les coupes dans l’enseignement public]). Cette extension exprime aussi la maturité politique du 15M [mouvement des indignés], qui est sorti définitivement de la stagnation, particulièrement à partir des manifestations d’« encerclement du Congrès », fin septembre. (…) Il s’est créé ainsi une situation paradoxale, où l’indignation sociale croît, malgré le manque de perspectives politiques en faveur de changements significatifs par rapport à l’orthodoxie socio-économique dominante. De telles conditions pourraient déboucher sur la passivité d’une majorité de la population, mais pour le moment, l’indignation est plus forte que la résignation... Cela ne durera pas éternellement.
Les défis du « jour d’après » sont donc toujours plus urgents. Que feront dès lors les CC.OO. et l’UGT ? Continueront-elles à prôner la voie éculée du référendum ? (…) Si l’on veut fixer une thématique centrale contre la politique gouvernementale, pourquoi ne pas se centrer sur le refus de payer la dette ? Ce serait de plus un objectif magnifique pour une nouvelle action ibérique, ou même pour une mobilisation européenne. Avec la grève générale du 14N, un pas a été réalisé et il faut préparer le suivant... Ce n’est peut-être pas une perspective enthousiasmante, mais elle est incontournable. Nous avons déjà vécu cinq ans de crise. La situation ne changera pas d’un jour à l’autre. Mais il y a des indices que ça bouge, ici et là, de nature très diverses : de Syriza en Grèce au 14N dans l’Etat espagnol, en passant par les expériences courageuses de la « marée verte » et maintenant de la « marée blanche » [contre les coupes dans la santé]. Il s’agit d’apprendre de nos expériences, d’en reconnaître les limites, de travailler à les dépasser… (…)
Grève européenne et construction d’une alternative politique
Le 14N n’a pas très bien marché à l’échelle européenne, même si cette initiative a lancé un signal dans la bonne direction, qui a dû provoquer pas mal d’inquiétude dans les salons de la Troïka. En réalité, on en est resté à une grève ibérique. Les nouvelles en provenance du Portugal sont assez bonnes : une large sympathie de la population ; un impact de la grève similaire à celui de l’Espagne, avec une meilleure incidence sur les transports publics ; des manifestations moins massives, mais la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP) n’a pas la tradition d’associer manifestations et grèves, et si elle l’a fait cette fois-ci, c’est en partie sous la pression du Bloc de gauche ; d’autre part, il y a seulement deux jours, de très grandes manifestations ont eu lieu contre la visite de la chancelière allemande Angela Merkel.
On peut comprendre que le 14N n’ait pas eu une grande répercussion en Grèce, après les grèves des 6 et 7 novembre. Le plus préoccupant, c’est l’impact très réduit du 14N en France et sa restriction en Italie à des actions d’avant-garde. La Confédération européenne des syndicats (CES) tirera certes des bilans triomphalistes, mais nous sommes encore très loin de la grève générale européenne. Pour l’organiser, il faudra bien plus qu’une date et un communiqué – seules choses que l’on peut attendre de la CES. C’est une tâche urgente de créer des outils adéquats pour avancer dans la convergence des luttes sociales au sein de l’UE, en utilisant toutes les occasions qui se présentent, y compris les convocations de la CES.
En ce qui concerne la gauche politique, nous sommes aussi loin du « modèle Syriza » qui, avec le temps, semble se débarrasser des tentations opportunistes pour tenter de répondre à la question fondamentale : comment construire des alternatives unitaires de gauche qui rompent le corset du bipartisme et créent des attentes de changements radicales et crédibles au sein de la société ? Ce besoin ne renvoie pas à un horizon à long terme, c’est une question politique immédiate. La présence ou l’absence d’une alternative de ce type, sa capacité de répondre aux problèmes concrets que nous affrontons, influe sur le développement des luttes sociales, aussi indispensables soient-elles. Le changement nécessaire des rapports de forces sociaux ne se produira pas sans un changement dans les rapports de force politiques au sein de la gauche. Ce sont des processus imbriqués, mais relativement autonomes, avec des tâches et des responsabilités spécifiques dans chaque espace.
Miguel Romero, éditeur de la revue Viento Sur
Voir aussi en espagnol : http://vientosur.info
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