dimanche 21 juin 2015

Grèce : les créanciers instaurent la stratégie de la terreur, par Martine Orange (Médiapart)


A-t-on déjà vu des autorités monétaires, censées veiller à la stabilité financière, organiser la panique et le chaos ? C’est pourtant le spectacle auquel nous assistons ces derniers jours. La BCE et le FMI mettent tout en œuvre pour provoquer une panique bancaire en Grèce afin de forcer le gouvernement de Syriza à capituler. 

La folie s’est emparée des responsables européens ces dernières 48 heures. Rarement il a été donné d’assister au spectacle d’autorités monétaires, chargées en temps normal de veiller et d’assurer la stabilité financière du système, organisant la panique et le chaos. C’est pourtant ce à quoi nous assistons depuis l’échec du sommet de l’Eurogroupe, le 18 juin. 

Une stratégie de la terreur a été mise en place pour faire plier le gouvernement grec et l’obliger à capituler et à signer ce qu’il refuse depuis cinq mois. Pour y parvenir, les autorités monétaires ont accepté de prendre le risque délibéré et irresponsable d’accélérer la crise financière de la Grèce, voire d’entraîner la contagion dans toute la zone euro. La rumeur d’une panique bancaire en Grèce est minutieusement entretenue. C’est désormais jour par jour que sont donnés les chiffres des retraits bancaires. Le phénomène n’est en soi pas nouveau : c’est à une lente mais constante hémorragie des dépôts à laquelle sont confrontées les banques depuis décembre, depuis l’annonce des élections anticipées. Mais de panique, point ! En tout cas pas encore. Au grand regret de certains, semble-t-il.  Car l’idée trotte depuis un moment dans la tête de certains dirigeants. 

Dès février, la Banque centrale européenne (BCE) avait lancé un coup d’État financier, en coupant les banques grecques des outils traditionnels de financement (voir le coup d’Etat financier de la BCE). La BCE dispose désormais de l’arme nucléaire sur la Grèce, d’un droit de vie et de mort : le système bancaire grec, en quasi-faillite, ne vit plus désormais que sous l’assistance respiratoire des fonds d’urgence de liquidité (Emergency liquidity assistance, ELA). Mais cela n’a pas suffi pour amener Syriza à résipiscence, contrairement à certaines attentes. Les pressions sont montées d’un cran cette semaine. 


Sortant de ses prérogatives, la Banque centrale de Grèce a dès mercredi averti de la menace « d’une situation incontrôlable ». La Banque centrale européenne a pris le relais. Jeudi, elle laissait fuiter la conversation d’un de ses membres, Benoît Coeuré, lors de l’Eurogroupe, annonçant que les banques grecques ne pourraient peut-être pas rouvrir lundi. Le lendemain, à l'issue d'une réunion d'urgence, l’institution monétaire annonçait qu’elle augmentait les fonds d’urgence de liquidités de 1,8 milliard d’euros. « Juste de quoi tenir deux jours ouvrés », s’est empressé de commenter, dans le confort de l’anonymat, un responsable européen. 

Si la remarque n’est pas faite dans l’intention de provoquer une prise d’assaut des guichets des déposants grecs lundi, au moment où les Européens doivent tenir une énième réunion de la dernière chance avec le gouvernement de Syriza, quel est le but recherché de ce propos ? 

Pour renforcer la menace, des responsables européens parlent d’une fermeture des banques grecques dès mardi, en cas de besoin, et de l’instauration d’un contrôle des capitaux. Cette volonté de semer l’inquiétude ressemble tant au scénario de Goldman Sachs, établi dès décembre, où s’enchaînaient panique bancaire, fermeture des banques, contrôle des capitaux, capitulation politique, mise sous tutelle économique et nouvelles élections, que cela en devient troublant. 

Un scénario de la stratégie du choc, si bien décrite par Naomi Klein. Ce n’est pas la première fois que la BCE sort de son mandat, tord le bras à des gouvernements élus, piétine le suffrage des électeurs, pour obliger les pays à se soumettre à ses volontés. Elle a déjà au moins trois coups de force, voire coups d’État, à son actif. 

En novembre 2010, Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, avait écrit personnellement au ministre des finances irlandais, Brian Lenihan, pour le forcer à ce que l’État prenne en charge le sauvetage des banques irlandaises afin d’épargner les créanciers – essentiellement des banques allemandes et françaises. Ce sauvetage a coûté quatre années de crise et d’austérité à l’Irlande, une chute de 20 % de son PIB et un endettement de plus 114 % du PIB. Encore le gouvernement irlandais a-t-il réussi à renégocier sa dette, en menant un coup de force contre la BCE. Sinon, la dette serait à plus de 130 % du PIB. 

En août 2011, Trichet est à nouveau sorti de son mandat en envoyant des lettres aux gouvernements espagnol et italien, pour leur dicter les mesures qu’ils devaient prendre. Le terme de « réformes structurelles » n’avait pas encore fait son apparition dans le jargon européen. Mais tout y était. Sans mandat, le président de la BCE y imposait la réduction des dépenses publiques, des salaires, des retraites, des réformes institutionnelles, des réformes du Code du travail. Le premier ministre italien d’alors, Silvio Berlusconi, l’envoya balader. La BCE répliqua en laissant la spéculation se déchaîner sur les taux italiens, sans donner le moindre signe de soutien. Le bras de fer se termina lors du sommet du G20 de novembre 2011 à Cannes, où Angela Merkel et Nicolas Sarkozy mirent la dernière main au coup d’État, en réussissant à renverser Berlusconi (lire à ce propos les stupéfiantes enquêtes du Financial Times).

Lors de ce même sommet cannois, les mêmes responsables européens menèrent un autre coup d’État contre le premier ministre grec, George Papandreou, qui avait eu le culot de vouloir soumettre le plan de sauvetage, imposé par la Troïka, à un référendum (voir la Grèce rappelle à l’Europe ce que démocratie signifie). Là encore, l’affaire fut rondement menée. En quelques jours, le référendum était enterré et George Papandreou écarté. Le vice-président de la BCE, Lucas Papademos, était parachuté à la tête d’un gouvernement technique et le plan de la Troïka était adopté sans débat. Avec le succès que l’on sait. L’échec des plans de sauvetage imposés à la Grèce n’est plus à démontrer. 

Pas un économiste – quelle que soit son obédience – n’arrive à justifier le traitement de choc imposé à Athènes. Un économiste, Gabriel Sterne, d'Oxford Economics, a repris les 137 crises traitées par le FMI depuis sa création. D’après ses calculs, la dépression de la Grèce est plus sévère que dans 95 % des autres cas. « Le PIB de la Grèce aura décliné d’au moins 42 % entre 2008 et 2015 », écrit-il. « La chute du PIB grec a des précédents, mais seulement en cas de guerre, d’effondrement des prix des matières premières et en Argentine », note-t-il. Qu’est-ce qui justifie que la Grèce connaisse un sort identique à celui du Ghana, de l’Ukraine ou du Congo pendant la guerre civile ? 

La Grèce devait, selon ses calculs, rebondir dès la fin 2012. Son endettement devait se stabiliser autour de 140 % pour revenir à 120 % dès 2017. Il atteint aujourd’hui 180 % du PIB. A-t-on entendu les membres de la BCE, du FMI, les responsables européens, reconnaître qu’ils s’étaient magistralement trompés ? Les a-t-on vus présenter des excuses ou au moins suggérer des aménagements ? Pas une seule fois. Au mépris des faits et des chiffres, qu’ils disent pourtant avoir comme seuls guides, ils n’ont comme seul programme que de poursuivre dans le chemin de la faillite, de perpétuer leurs erreurs, de s’en tenir aux saintes écritures (voir retour sur six années de politique européenne calamiteuse). 

Cet entêtement devient particulièrement troublant en ce qui concerne le FMI. Les études internes de l’organisation internationale ont pourtant acté, dès 2013, dans un rapport sans concession, les erreurs que le FMI avait commises et en premier d’avoir accepté de ne pas restructurer la dette grecque, afin d’épargner les banques européennes. 

Depuis, plusieurs représentants au FMI, comme celui du Brésil, ont raconté comment ils s’étaient opposés non seulement au fait que le FMI intervienne dans la zone euro, mais aussi au plan proposé. Sans restructuration de la dette, sans dévaluation monétaire, celui-ci ne pouvait mener qu’à la faillite, avaient-ils alerté, sans obtenir la moindre attention. 

Pour avoir été soumis au régime FMI, certains savaient pourtant de quoi il retournait. Balayant d’un revers de main les recommandations de ses propres services, la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, a décidé de cautionner un plan n’apportant ni restructuration de la dette, ni aménagement fiscal et budgétaire, ni soutien à une relance de l’économie, ni aide à l’investissement. Les leçons du plan Brady, mis en place en 1989 pour sauver le Mexique de la spirale du surendettement et de la faillite, ont bien été oubliées. La position défendue par Christine Lagarde tient de celle d’un vil usurier, voulant revoir son argent à tout prix, prêt à se payer sur la bête pour y parvenir, soutenant des privatisations qui n’ont surtout servi qu’à renforcer les oligarchies intérieures qui détruisent ce pays depuis cinquante ans. 

 S’il y avait encore des doutes sur le fait que Christine Lagarde n’est plus la représentante d’une organisation internationale mais celle d’une politique au service exclusif d’une technostructure européenne, ils se sont dissipés jeudi. Bien que les statuts du FMI accordent un délai de paiement en cas de défaillance, celle-ci a décidé de n’en accorder aucun à la Grèce. Au 30 juin, Athènes doit avoir payé toutes ses échéances du mois – 1,6 milliard d’euros. Mais comment justifier une telle position alors que dans le même temps, le FMI s’est rangé aux côtés du gouvernement ukrainien, qui réclame une restructuration de sa dette et est décidé à faire défaut, sans concertation avec ses créanciers, s’il le faut ? Y aurait-il désormais deux mesures : des pays qui peuvent renégocier leurs dettes et d’autres qui ne le peuvent pas ?  

Ajoutant le mépris à l’arrogance, Christine Lagarde a déclaré, à l’issue de la réunion du 18 juin, qu’elle voulait discuter avec des « adultes ». Mais en quoi la position grecque n’est-elle pas adulte ? Pas une seule fois, les responsables de la Troïka n’ont pris le temps d’examiner sur le fond les propositions grecques. 

Est-ce vraiment déraisonnable de vouloir procéder à un échange sur la dette grecque et de subordonner le remboursement au taux de croissance de l’économie ? Est-il enfantin de travailler avec l’OCDE pour mettre en place un programme de réformes, permettant moderniser le pays, de lui donner des vraies structures administratives, de changer nombre de lois, y compris sur le marché du travail, pour en finir avec le clientélisme, la corruption, le système oligarchique qui gangrènent ce pays ? Est-ce vraiment beaucoup plus irresponsable que de tenir réunion pendant des heures pour savoir si l’excédent budgétaire primaire de la Grèce doit être de 1 % , 2 % ou 4 % ? 

Le ministre grec des finances, Yanis Varoufakis, a raconté samedi une histoire édifiante sur la dernière réunion de l’Eurogroupe de jeudi. Il y rapporte l’étonnement du ministre irlandais, Michael Noonan, qui protestait de n’avoir pas eu les dernières propositions grecques avant de participer à la discussion. Yanis Varoufakis explique alors qu’il n’a pas le droit de transmettre les documents à ses homologues : tout doit passer par le filtre de la Commission européenne. Mais à quoi alors servent ces Eurogroupes ? Comment les ministres des finances peuvent-ils se prononcer sans avoir eu le temps d’examiner la moindre proposition ? 

Comment peuvent-ils accepter de renoncer à leur droit politique pour se transformer en simple chambre d’enregistrement, s’en remettant à des experts ? Qui sont-ils d’ailleurs ? À qui rendent-ils des comptes ? On comprend mieux, en tout cas, à la lumière de cette anecdote, la novlangue utilisée par tous les ministres des finances, à l’issue de chaque réunion, répétant que « les propositions sont insuffisantes », que « l’accord n’y est pas » et que « le temps presse ». Ils n’ont tout simplement pas travaillé le dossier. 

Tout cela confirme ce que les uns et les autres pressentent depuis des mois. Nous assistons bien aujourd’hui à une action concertée de la technostructure européenne contre un gouvernement élu. Pour les tenants de cette position dure, il s’agit de faire de la Grèce un exemple afin de dissuader tous les autres peuples de prendre des chemins de traverse, de forcer tous les autres à rentrer dans le rang et à se soumettre. 

« La question grecque ne concerne pas exclusivement la Grèce, mais se trouve au centre d’un conflit entre deux stratégies opposées sur l’avenir de l’intégration européenne », prévenait le premier ministre grec, Alexis Tsipras, dans une tribune au Monde, soulignant que la question démocratique même était désormais en jeu. Les responsables européens pensent-ils sérieusement que cette stratégie de la terreur va dissuader les électeurs espagnols de voter pour Podemos, les Italiens de remettre en question leur adhésion à l’euro ou, malheureusement, le FN de gagner encore des points supplémentaires en France ? 

Depuis des années, les peuples européens assistent, impuissants, à l’effondrement du rêve européen auquel ils croyaient. Les entorses faites au projet européen n’ont cessé de se multiplier, mettant à mal les bases sociales et sociétales des pays européens. Mais depuis quelques semaines, ce sont les principes mêmes de l’Europe qui sont remis en cause. 

Des drames des migrants en Méditerranée à la volonté de faire capituler la Grèce, nous assistons à l’attaque des fondements de la démocratie, des droits de l’homme, de tout ce qui fait la culture européenne. Et cette Europe-là nous fait honte. 

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/international/210615/grece-les-creanciers-instaurent-la-strategie-de-la-terreur

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