mardi 17 mars 2015

Allemagne : Salaire minimum ? – Mon œil !, par Manuel Kneller


La nouvelle loi du salaire minimum a été adoptée le 3 juillet 2014 au Bundestag, au parlement fédéral de l’Allemagne, et confirmée par le Bundesrat (deuxième chambre représentant les Länder) le 11 juillet 2014. Cette loi est en vigueur depuis le 1er janvier 2015. Au sein de l’UE, 21 Etats sur 28 connaissent un salaire minimum légal, le plus bas en Bulgarie avec 1,01 Euro, le plus haut au Luxemburg avec 11,10 Euro. 

Le salaire minimum en Allemagne, c’est 8,50 Euro, et semble donc se situer plutôt en haut de la gamme. Mais il est insuffisant, il connaît des exceptions et n’est donc pas appliqué systématiquement, il y a des règlements de transition pour certaines branches, et l’expérience des premières semaines montrent en quelle mesure les patrons contournent le nouveau règlement, comme ils ont, par ailleurs, déjà très souvent et de routine contourner les salaires minimum par branches en vigueur depuis des années. 

Insuffisant 

En travaillant à temps plein, un salarié payé 8,50 par heure touche un peu moins que 1500 Euro brut par mois, donc avant la déduction des impôts. C’est trop pour mourir et trop peu pour vivre. C’est un salaire net très peu au-dessus des minimas sociaux (Hartz IV). C’est surtout insuffisant pour générer une pension protégeant le salarié de la pauvreté en période du troisième âge. 

La revendication du président du syndicat des services Ver.di Frank Bsirske, qui demande un salaire minimum de 10 Euro, présupposerait un travail à temps plein de 45 ans (!) pour arriver à une pension légèrement au-dessus des minimas sociaux. Mais il y a de moins en moins de biographies de travail rémunéré de ce genre. Le directeur principal du Paritätischer Wohlfahrtsverband (centrale des associations d’assistance sociale) Ulrich Schneider a déclaré qu’il faudrait un salaire minimum au-dessus de 13 Euro pour protéger contre la pauvreté de vieillesse. Et encore, même 13 Euro seraient insuffisants sans emploi `à temps plein pendant des décennies. De moins en moins de salariés et surtout de salariées y arrivent. [1] 


25% des salariés sont « pauvres » 

Même après l’introduction du salaire minimum de 8,50 euro par heure, en Allemagne, 25% des salariés vivent en-dessous du seuil de pauvreté d’après les indications officielles. La définition en est qu’ils gagnent moins que deux tiers du salaire moyen. 

L’Allemagne, pays riche souvent cité en modèle pour sa performance économique, se situe, pour la part des bas salaires dans le salariat, en deuxième place après la Lituanie au sein de l’UE (la part des bas salaires étant la moins élevée en Belgique, en France, en Italie et dans les pays scandinaves). Il s’ajoute à cela, qu’aucune adaptation aux prix des biens de consommation, qu’aucune indexation compensatoire à l’inflation ou au développement de la productivité est prévue dans la loi sur le salaire minimum en Allemagne. 

Au contraire, sur demande de l’aile patronale du CDU le gouvernement de coalition CDU/CSU/SPD au niveau fédéral a décidé (et donc le partenaire junior de la coalition gouvernementale, le SPD, l’a accepté) d’une « évaluation » de la mise en pratique de la loi, prévue pour le 30 juin 2015, avec l’idée principale d’examiner si cette loi ne nuit pas trop à la compétitivité internationale des firmes allemande et à l’Economie allemande en général. Car si le salaire minimum de 8,50 par heure est bien insuffisant du point de vue des salariés, pour les associations patronales et leurs relais politiques immédiats, ce même salaire minimum, c’est un instrument de torture socialiste à éliminer au plus vite… 

Exceptions et règlements transitoires 

Le salaire minimum de 8,50 par heure ne s’applique pas aux personnes en-dessous de 18 ans sans formation professionnelles, ni aux apprentis, ni aux sans-emplois de longue durée dans les six premiers mois d’un emploi interrompant le chômage (ce qui mènera à ce qu’on les embauche pour six mois et qu’on les licencie après pour embaucher un nouveau chômeur de longue durée), ni aux stagiaires dans des stages dans le cadre de la carrière scolaire, de l’apprentissage ou des études universitaires jusqu’à une durée de trois mois. Le salaire minimum ne vaut pas non plus pour les apprentis, pour les handicapés travaillant dans des ateliers spéciaux pour handicapés, pour les détenus de droit commun et de facto pour beaucoup de celles et ceux employés en sous-traitance. 

Pour les salariés embauchés « pour la saison », comme surtout dans l’agriculture et dans la gastronomie, même si le salaire minimum s’applique, il y a « libération » du payement des prestations sociales pour 70 jours (avant, c’étaient « seulement » 50 jours), donc par exemple quasiment pour la totalité de la période de récolte ou de la saison touristique de l’été. En plus, les employeurs peuvent, plus facilement qu’avant, déduire du salaire les frais de logement (organisé par eux-mêmes) et les coûts des repas (servi par leurs soins pendant la journée de travail). 

Pour toute une série de branches, il y a des règlements transitoires permettant aux patrons de payer des salaires en-dessous de 8,50 euro par heure jusqu’à la fin de l’année 2016. Ceci vaut notamment pour l’industrie de la viande, où le salaire minimum reste à 8 euro jusqu’au 1er octobre 2015 pour monter à 8,60 euro jusqu’au décembre 2016 et à 8.75 euro à partir de l’année 2017. 

Pour les distributeurs de journaux, en 2015 ils ne touchent que 75% du salaire minimum, soit 6,38 euro par heure, et 7,22 euro en 2016, et ils n’obtiennent les 8,50 euro qu’à partir de l’an 2017. 

Pour les chaînes du fast food, on peut s’attendre à ce qu’elles paieront formellement les 8,50 uro tout en supprimant une série de primes faisant partie du revenu des salariés de cette branche jusqu’à maintenant. Il y a d’autres branches soumises à des règlements de transition semblable : C’est le cas pour l’exploitation forestière, pour l’agriculture, pour l’horticulture, pour l’industrie du textile et du vêtement, pour les salons de coiffure et les blanchisseries. 

Mille et un tours de passe-passe 

Mais même les règles officielles ne sont souvent pas appliquées. Le DGB, la centrale des syndicats, a installé une ligne téléphonique spéciale (« hotline salaire minimum » , 0049/391 4088003) jusqu’en fin mars 2015, et chaque jour il y a des centaines d’appels téléphoniques de salariés qui se plaignent du fait qu’on leur paye moins que le salaire minimum. 

Beaucoup de patrons prétendent par exemple que le salaire minimum de 8,50 euro ne compte pas pour les « mini-jobs » jusqu’à 450 euro par mois. Mais ce n’est pas vrai. Certaines entreprises ne payent plus par heure, mais par « rendement ». Notamment dans la gastronomie, ou les salariées du nettoyage dans les hôtels ne sont souvent plus payées par heure, mais par chambre nettoyée. Ceci n’est légal que si, de cette manière, les salariées touchent aux moins le salaire minimum par heure. Mais qui va le contrôler ? D’autres patrons contournent le salaire minimum en réduisant officiellement le temps de travail à 20 ou 30 heures. 

A Berlin on n’a jamais par exemple vu autant d’ouvrier du bâtiment à temps partiel comme aujourd’hui. Mai qui empêchera les patrons de les faire travailler pendant 40 ou 50 heures par semaine de facto ? C’est la douane qui est officiellement chargée de contrôler l’application du salaire minimum. Dans certaines branches, comme dans la gastronomie et dans le bâtiment, c’est particulièrement difficile. L’administration de la douane ne dispose pas d’assez d’agents pour un contrôle effectif. Il a été décidé d’embaucher 1600 d’agents en plus. Le syndicat IG BAU (pour les secteurs de la construction, de l’agriculture et de l’environnement) dit qu’il en faudrait aux moins 3000. 

Mais des voix lourdes se font entendre dans le camp des associations patronales et des politiciens chrétien-conservateurs qui demandent bien au contraire la marche en arrière dans ce domaine. Horst Seehofer, le chef du CSU (filiale bavaroise des chrétiens-démocrate), s’en fait écho en s’écriant : « Je ne suis pas contre le salaire minimum, mais contre cette monstrueuse bureaucratie d’Etat ». Il ne le dit pas pour remplacer le « contrôle bureaucratique » par du « contrôle ouvrier », mais plutôt par aucun contrôle… [2] 

Les déshérités du capitalisme contemporain 

Il y a un nouveau livre [3] édité par Günter Wallraf, le professionnel et passionné depuis toujours des révélations indiscrètes sur les réalités cachées du monde du travail. Plus il prend de l’âge, plus son travail au service des déshérités semble devenir efficace : Il a maintenant toute une équipe de journalistes qui s’infiltrent incognito dans des entreprises, et ce qu’ils dévoilent – comme par exemple sur la chaine Burger King – est largement médiatisé et passe à la télévision (la RTL en a fait toute une série), et les directions d’entreprise, après coup, sont forcées à réagir et faire au moins semblant de faire changer les choses. 

Dans ce nouveau livre, 14 auteurs montrent la réalité quotidienne de celles et ceux « d’en bas », de celles et ceux qui travaillent durement sous des conditions déplorables tout en gagnant très peu d’argent. En anglais, on les appelle les « working poor », celles et ceux qui sont des « pauvres » tout en travaillant, même en travaillant à temps plein. Le titre du livre « Die Lastenträger », difficile à traduire, implique un jeu de mot, difficile à reproduire dans d’autres langues. « Lastenträger » sont celles et ceux qui triment dur, qui portent les fardeaux comme les coulis de la Chine ancienne, tout en gagnant bien peu d’argent. Le mot fait penser à un autre mot qui joue un rôle de choix dans l’idéologie néo-libérale et dans la justification des inégalités sociales criantes en Allemagne : « Leistungsträger ». La « Leistung », c’est le rendement, mais aussi la performance professionnelle. Les « Leistungsträger » de la société, censés (dans l’idéologie néolibérale) d’être les véritables producteurs des richesses, ce sont ceux qui portent la responsabilité, qui remplissent des fonctions de direction, qui sont des spécialistes, des experts, des indépendants performants dans les professions libérales etc., qui, pour tout dire, gagnent beaucoup d’argent tout en ayant la vie bien facile. Les porteurs de fardeaux sont opposés ici aux prétendus porteurs de performances, les hommes et femmes de peine aux prétendus hommes du rendement qui, en vérité, ne sont pas les producteurs des richesses. 

Les reportages du livre parlent des travailleuses et travailleurs dans les secteurs du nettoyage, de la vente par correspondance (comme Amazon), de la gériatrie mobile, de la distribution de colis postaux, des abattoirs, de la vente dans les supermarchés ou encore du transport de fonds. Sont décrites des réalités qui font penser aux débuts du mode de production capitaliste – des journées de travail jusqu’à 15 heures pour pas plus que 1000 Euros par mois ou 5 euros par heure, des licenciements pour sanctionner une journée d’absence pour maladie, des tentatives de résistance ou de protestation immédiatement écrasés à coup de licenciements etc. Le livre parle aussi des ouvriers embauchés par des sous-traitants travaillant pour Mercedes à Stuttgart tout en gagner la moitié que leurs collègues avec contrat de travail normal, et des délégués du personnel (Betriebsräte) qui s’en moquent et qui acceptent de toujours nouvelles mesures du « outsourcing » créatrices de conditions de travail et de rémunération du travail scandaleuses dans leur entreprise. 

La nouvelle loi sur le salaire minimum ne va pas changer vraiment les choses. Dans le livre de Wallraff toute une série de lacunes sont décrites qui permettent le maintien d’un secteur large de bas salaires, même bien plus bas que le salaire minimum officiel de 8,50 Euro par heure. 

Notes 

[1] http://www.sozonline.de/2015/03/tricks-der-unternehmer-gegen-den-gesetzlichen-mindestlohn/ 

 [2] www.taz.de/153909 

 [3] Die Lastenträger. Hrsg, Günter Wallraff und work-watch (www.worwatch.de) http://www.sozonline.de/2015/03/der-mindestlohn-ist-ein-papiertiger/ * Tribune écrite pour Viento Sur : http://www.vientosur.info/spip.php?article9882 

* Manuel Kellner est membre de la direction de l’isl, qui est une des deux fractions publiques de la section de la IVe Internationale en Allemagne, et membre de la rédaction du Sozialistische Zeitung (SoZ), publication proche de l’isl. Il était de mai 2010 à mai 2012 collaborateur scientifique de Michael Aggelidis, camarade de la isl, dans cette période membre de la fraction de Die Linke au parlement de la Rhénanie du Nord-Westphalie d’Allemagne.

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