mercredi 8 octobre 2014

Syrie. De Kobané à Alep, un horizon ténébreux; une solidarité plus nécessaire, par Charles-André Udry


Les médias internationaux centrent leur attention sur l’offensive des forces dudit Etat islamique (EI) contre la ville de Kobané, territoire kurde en Syrie, proche de la frontière turque. Cette ville, qui comptait par le passé 70’000 habitant·e·s, a reçu des milliers et des milliers de réfugié·e·s des villages environnants fuyant les massacreurs de l’EI. Puis, elle s’est vidée, avec des dizaines de milliers de réfugié·e·s se dirigeant en direction de la Turquie. Avec des hésitations et des difficultés, car la présence de policiers et de l’armée turque rendait épouvantable le passage en Turquie; en particulier pour les jeunes gens, car ce sont des combattants kurdes potentiels pour le pouvoir d’Ankara. 

L’entrée en Turquie – où des camps d’accueil et d’endiguement ont été mis en place – pour une partie de ces familles kurdes (d’origine syrienne) se faisait après une attente plus que pénible et longue, dans ce rude territoire. 

Ce 4 octobre 2014, des centaines de Kurdes, résidant en Turquie (réfugiés ou non), se sont précipités vers la frontière syrienne pour exprimer leur soutien aux milices kurdes de Kobané: ils ont été arrosés de gaz lacrymogènes par la police turque! Le pouvoir d’Ankara voulait établir une «zone tampon» dans le nord de la Syrie pour «protéger» les réfugié·e·s et surtout le territoire turc de leur présence, en tant que Kurdes. 


L’avance des djihadistes du groupe EI sur Kobané a rendu difficile cet objectif de «zone tampon» en Syrie. Cette progression de l’EI s’effectue malgré la résistance acharnée des combattants kurdes liés au Parti de l’union démocratique (PYD) et de ceux du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) venus de Turquie, ainsi qu’à des habitants de la région qui se rallient à ce combat défensif. En effet, le différentiel d’armement est grand en faveur de l’EI. Malgré quelques frappes aériennes des «forces de la coalition», celles des Etats-Unis, de la France et de l’Arabie saoudite – les échelles en termes de puissance de feu sont incomparables entre ces trois forces aériennes – les troupes de l’EI n’ont pas été arrêtées. 

Erdogan va «combattre tous les terrorismes»! 

Il est assez évident que le gouvernement turc – placé sous le commandement de Recep Tayyip Erdogan (fondateur de l’AKP, Parti pour la justice et le développement) et président de la République de Turquie depuis le 29 août 2014) – ne détestait pas le fait que des militants armés des partis kurdes de Syrie, et surtout de Turquie, subissent des pertes sous les coups de l’EI, dans la région de Kobané. De quoi faire patienter Erdogan et les chefs de l’armée.

Ainsi, les tanks turcs se trouvaient à la frontière turco-syrienne et leurs conducteurs, comme les officiers aux postes de commande, pouvaient voir les tanks et les camionnettes de l’EI de l’autre côté. Les vidéos de la BBC World News l’illustraient bien. Rien ne bougeait.

La décision constitutionnelle prise par le Parlement turc, le jeudi 2 octobre 2014, à une très large majorité (298 députés contre 98), autorise l’armée turque à mener des opérations contre les forces de l’EI. Le gouvernement s’y était refusé aussi bien pour des raisons liées à son soutien passé à des groupes islamistes en Syrie qu’en lien avec son combat contre la guérilla kurde. Or, actuellement, leur lutte converge, de facto, en Turquie, en Irak et en Syrie.

Le Parlement turc autorise maintenant une intervention armée: «contre tous les terrorismes». La formule permet de ne pas citer l’EI et, surtout, de mettre dans le même sac du «terrorisme» les forces militaires kurdes, entre autres celle du PKK qui combattent contre l’EI, et celles de l’EI. Les militaires turcs, à nouveau en meilleure position politique, assistèrent au discours autoritaire d’Erdogan devant le Parlement. Les hauts officiers furent convoqués par son bras droit, le Premier ministre Ahmet Davutoglu, pour préciser les modalités de l’engagement turc dans la «coalition internationale». Rappelons que la Turquie est le principal acteur militaire de l’OTAN dans la région. 

Depuis trois jours, Erdogan, dans ses discours, ne cesse pourtant de répéter que tout en combattant l’EI, le renversement de Bachar el-Assad est «une de ses priorités». Cela traduit la complexité et les intérêts divergents des forces de la «coalition internationale» – ne serait-ce que dans cette région précise, qui est toutefois grande: il y a 1200 kilomètres de frontière entre la Syrie et la Turquie. Les traits réactionnaires de la politique turque officielle, en réalité coloniale, envers la question kurde en est une facette. Un capitalisme turc qui assiste avec quelques craintes aux impasses actuelles de son projet d’expansion «ottomane» et à l’affirmation d’une récession européenne qui réduit son champ d’exportations. Ce qui explique, en partie, les grands travaux dans les infrastructures. 

Ce secteur d’investissements a un impact assez rapide en termes de soutien au marché interne. Il permet de même de renforcer le clientélisme politico-régional, qui est une ligne de force de la politique d’Erdogan et de son AKP. On ne peut détacher cet épisode syro-turc-kurde-EI du champ miné dans lequel doit se mouvoir la «représentation» diplomatique syrienne. 

Les «directions» syriennes – Coalition nationale et Conseil national – ont plus que des difficultés à établir une jonction structurée avec l’intérieur. Une césure existe dans la réalité concrète. Ces représentations sont ballottées entre les pays qui les reçoivent et les payent et donc cherchent à la contrôler: de la Turquie au Qatar en passant par l’Arabie saoudite, et d’autres acteurs occidentaux, parmi lesquels les Etats-Unis. 

L’hétérogénéité interne énorme, les crises internes répétées ne sont pas seulement le fruit d’une configuration «aléatoire» – pour reprendre la formule d’une figure publique de la Coalition – mais aussi le résultat des interventions des «amis» de la Syrie qui jouent leurs cartes, s’appuyant sur des courants souvent contraints, nolens volens au mieux, de fléchir. Quand la base populaire (en Syrie ou dans les pays proches) ne joue pas l’effet de corde de rappel, cela est d’autant plus tentant et facile. 

La situation présente doit, en plus, être appréhendée à partir d’un constat: la rébellion a essuyé le refus d’un approvisionnement en armes efficaces contre les tanks et l’aviation de Bachar. Ce qui laisse donc les combattant·e·s de l’intérieur dans une situation tragique, où la barbarie atteint des sommets. Et où les réfugié·e·s au Liban, en Jordanie, en Irak, en Turquie – ainsi que les réfugié·e·s internes et ceux qui perdent leur vie dans la traversée de la Libye, de la Turquie vers l’Italie – font face, dans le langage policé de la raffinée communauté internationale, à une «crise humanitaire». Or, l’hiver approche. 

Le 4 octobre 2014, tôt dans la matinée, le journaliste suédois Joakim Medim indiquait dans un entretien avec la BBC qu’il était le dernier journaliste à quitter Kobané. Les affrontements entre les milices kurdes et l’EI s’exacerbent à moins de deux kilomètres de la ville. Les milices kurdes sont quasiment désarmées (des kalachnikovs) en relation avec les armes utilisées par l’EI. Selon Joakim Medim, les familles kurdes de Kobané et des environs, désespérées, enterrant leurs morts, lui disaient qu’elles se dirigeraient vers la frontière turque, «mais qu’elles ne voulaient pas y entrer, car elles n’y voyaient pas de futur pour elles». Un abrégé du drame en cours.

Bachar intensifie les attaques 

Le vendredi 3 octobre à Alep – selon Le Monde du 4 octobre qui met en ligne une vidéo des rebelles – le conflit s’intensifie, si ce verbe fait encore sens. Cette ville, sur laquelle les avions de Bachar el-Assad larguent des barils de TNT depuis plus de deux ans, représente un enjeu stratégique d’importance. 

L’AFP (Agence France Presse), le 3 octobre 2014, écrit: «L’armée syrienne a progressé vendredi au nord de la métropole septentrionale d’Alep, menaçant d’assiéger complètement les secteurs tenus par les rebelles dans cette ville, a indiqué l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH). 

Selon les médias officiels, l’armée a pris des villages et des collines stratégiques au nord de l’ex-capitale économique de Syrie, menaçant de couper la principale route d’approvisionnement des rebelles à partir de la Turquie. L’OSDH a précisé que les troupes du régime, appuyées par des officiers du Hezbollah chiite libanais, s’étaient emparées notamment du village de Handarat et de la colline portant le même nom. Cette colline surplombe la principale route d’approvisionnement vers les secteurs rebelles d’Alep.» “Si l’armée parvient à maintenir son contrôle sur la colline de Handarat, elle pourra couper l’acheminement des approvisionnements des rebelles”, précise à l’AFP Rami Abdel Rahmane, directeur de l’OSDH.» Alep est divisée, grosso modo, en deux secteurs; l’un sous l’emprise du régime des Assad et de ses mafieux; l’autre par des forces rebelles. 

Dans le contexte militaro-diplomatique présent (voir l’article de Claude Angeli mis en ligne sur ce site en date du jeudi 2 octobre), la situation des rebelles est de plus en plus ténébreuse. Ils ne pouvaient que perdre des positions dans l’isolement où ils étaient et sont placés pour ce qui a trait à la fourniture de ressources solides en armement face aux tanks comme aux avions de Bachar. Or, le clan dictatorial, lui, a reçu et reçoit l’aide des «gardiens de la révolution» iraniens et des combattants du Hezbollah – une structure politico-militaire libanaise étroitement liée à l’Iran, si ce n’est sous commandement iranien – et de l’armement de Poutine. En outre, les rebelles s’affrontent aux forces de l’EI, dans le nord et l’est de la Syrie. Douma, cette ville au nord-ouest de Damas, a été victime de nouveaux assauts – qui durent depuis un an et demi au moins – par l’aviation syrienne. 

Dans cette noirceur, Bachar profite de la façon dont est menée – en termes idéologiques, politiques et militaires – la guerre contre l’EI, dont sa figure est reliftée, dont des relations diplomatiques, «silencieuses», sont rétablies. La perspective initiale des Etats-Unis reste: la solution yéménite. Soit opérer une transition contrôlée au sommet, pour maintenir des noyaux important de l’appareil d’Etat, dans le cadre de futures négociations internationalisées, dans lesquelles les représentants officiels de l’opposition en exil auront une place… dans le décorum médiatisé. Et Khamenei ainsi que Rohani peuvent parfaitement négocier la situation syrienne s’ils en retirent des avantages notables pour maintenir leurs assises. Il est certes aisé de démontrer, depuis deux semaines, que le modèle yéménite a échoué et que les bouleversements dans ce pays sont d’ampleur, mettant d’ailleurs l’Arabie saoudite sur ses pattes arrière. En effet, la question pétrolière (emplacement des ressources pétrolières et population sur ces emplacements) ainsi que le rôle des tribus et forces militaires engagées annoncent un affrontement «interne» qui va durer. 

Mais l’échec yéménite n’empêche pas qu’une dite solution analogue reste encore envisagée par les «commandants» de la coalition internationale. Cela d’autant plus que l’Iran devrait être partie prenante d’un accord et que c’est le seul «acteur stable» et avec une force effective – du moins dans un proche avenir – dans la région. Une paix est, certes, ce que l’on peut souhaiter de mieux aux populations de Syrie qui connaissent des souffrances difficilement imaginables. Une paix qui permette aux forces de résistance démocratiques et sociales sur le terrain et dans l’exil proche géographiquement de pouvoir s’exprimer sur le terrain démocratique, social et politique. Une solidarité effective s’enracine aussi dans une telle perspective. Par définition, les processus révolutionnaires ne sont pas linéaires; mais la position du côté de ceux et celles qui luttent pour la «justice et la paix» ne souffre pas de pauses «diplomatiques»; cela dans une région où des sursauts multiples sont à prévoir. Certains, avec naïveté, peuvent passer d’un irréalisme euphorique à un pessimisme irraisonné. ( 4 octobre 2014)

PS. En date du 5 octobre 2014 au matin, malgré les attaques aériennes, les forces de l’EI sont toujours devant Kobané. En Irak, dans la province d’Anbar, les combat sont violents. Mais la stratégie des forces de l’EI consiste à entrer dans des villes et bourgades pour se mélanger à la population, sous la menace, et se protéger de la sorte d’attaques aériennes. Ce qui révèle les limites, connues, au seul plan militaire, sans mentionner d’autres aspects, du combat aérien de la «coalition internationale». En outre, le 5 octobre, a été confirmé, à l’occasion de la fête musulmane de l’Aïd al-Adha («fête du sacrifice») que les forces dites talibanes du Pakistan «donnent leur total soutien à leurs frères de l’EI». 

Selon diverses sources (AFP, Reuters), un de leur porte-parole, Shahidullah Shahid, a déclaré, déjà le samedi 4 octobre, «Frères, nous sommes fiers de vous dans vos victoires. Nous sommes à vos côtés dans votre joie comme dans votre douleur»; déclaration faite en pachtoune (langue de la population pachtoune vivant, en majorité dans le sud-est de l’Afghanistan et dans l’ouest du Pakistan) et en arabe. Selon l’AFP, sur la base d’une déclaration d’un responsable, quelque 1000 à 1500 combattants se battraient déjà dans le «Moyen-Orient». 

Rédaction A l’Encontre, http://www.alencontre.org

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