dimanche 1 novembre 2015

Uruguay : un processus historique de récupération d’entreprises par les travailleur-se-s, par Richard Neuville





« Une partie des mouvements sociaux ne se limitent pas à la défense de l’emploi et à l’augmentation des salaires ou bien à la consommation mais ils essaient d’aller au-delà et cherchent, soit par conviction ou par nécessité, à dépasser le lien de subordination que leur a assigné la société » (Zibechi, 2010).


Le mouvement des entreprises récupérées par les travailleurs uruguayens s’inscrit dans une tradition de luttes pour « l’émancipation économique et sociale »1. Il puise ses racines dans l’histoire du mouvement ouvrier qui, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, a su articuler la formation de syndicats et la constitution d’un mouvement coopératif puissant. Tout au long de son existence, le mouvement coopératif a su conserver une indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. Il existe près de 300 coopératives de travail en Uruguay2 (Guerra, 2013 : 28).

La récupération d’entreprises par les travailleur-e-s (ERT) sous la forme coopérative n’est pas une nouveauté dans l’histoire économique uruguayenne. En remontant dans l’histoire des coopératives, nous trouvons des antécédents qui remontent au milieu du XXe siècle. Il est donc possible de parler de processus historique dans ce pays, même s’il intervient principalement dans des périodes de crise.
Si le phénomène de récupération d’entreprises reste limité d’un point de vue quantitatif, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un mouvement important avec des unités de production stratégiques dans la sphère productive et l’économie du pays. L’importance de ces expériences autogestionnaires ne saurait se réduire au nombre d’entreprises et de travailleurs impliqués mais bel et bien dans la portée symbolique que comporte l’autogestion ouvrière (Riero, 2012).

En cohérence avec la culture ouvrière uruguayenne, il est parvenu à se structurer ces dernières années et à devenir un interlocuteur des pouvoirs publics et à nouer des relations étroites avec la centrale syndicale. Il a également participé à une tentative de fédérer les organisations autogestionnaires avec une visée de transformation sociale sur des bases de l’autogestion.


Il est de coutume de dire que l’Uruguay vit au rythme du grand voisin argentin (dictatures, crises économiques, etc.). D’ailleurs, quand survient la crise de 2002, les effets sont comparables et un nouveau processus de récupérations d’entreprises par les travailleurs s’amorce. Mais le pays n’en possède pas moins des particularités et cultive sa singularité. En effet, le processus uruguayen se distingue historiquement de ses homologues argentin et brésilien et dans l’approche politique et syndicale : il a bénéficié, et tout particulièrement dans la dernière période, d’un soutien des pouvoirs publics et notamment de l’État à travers la mise en œuvre de politiques publiques favorables ; les syndicats ont joué un rôle fondamental, en étant parfois à l’initiative et en soutien à la création de coopératives.

Un processus historique

Les chercheurs Martí, Thul & Cancela, qui ont travaillé à partir des archives de la Fédération de coopératives de production d’Uruguay (FPCU)3, distinguent trois étapes historiques de la récupération. La première est liée à la crise du modèle d’industrialisation confrontée aux importations, elle se situe entre le milieu des années 50 et le début des années 70. La seconde résulte de la crise de la dette externe et de la politique d’ouverture, elle se situe entre le début des années 80 et les premières années de la décennie 90. La dernière est en relation avec la crise du modèle néolibéral et se situe entre la fin des années 90 et aujourd’hui (Martí y al, 2013). Dans cette version, nous nous limiterons à décrire cette dernière étape.

A partir de 1998, l’économie uruguayenne entre en récession et en 2002 la crise affecte l’ensemble de l’économie nationale. Dans ce contexte, plusieurs processus de récupération d’entreprise s’amorcèrent. Entre 1997 et 2004, une vingtaine d’entreprises en faillite furent récupérées par les travailleurs et transformées en coopérative. Il s’agissait principalement d’entreprises du secteur industriel. Citons notamment : la COLASE (1997) dans le secteur de l’alimentation, Uruven (1997) dans le cuir, Molino Santa Rosa (1998) et COFUESA (2000) dans l’alimentation, COOPIMA (2000) et COOPDY (2001) dans le textile, FUNSACOOP (2002) dans le caoutchouc avec 240 travailleurs, INGRACO (2002) dans l’imprimerie et Victoria (2004) dans les services.

Évoquons deux cas significatifs de récupération au cours de cette étape : la Cooperativa Niboplast et la Cooperativa de Trabajadores del Molino Santa Rosa. L’entreprise NiboPlast SA fut fondée en 1952 pour produire des objets en plastique. Dans les années 90, la fabrication s’orientait principalement vers le secteur industriel et approvisionnait 80% du marché. A l’annonce de la fermeture définitive de NiboPlast par le patron, un conflit éclata car en plus de perdre leur emploi, les travailleurs ne perçurent pas leurs indemnités de licenciement. Le syndicat réagit rapidement en occupant l’usine et évita son démantèlement. La création de la coopérative reçut le soutien actif du syndicat, l’Union nationale des travailleurs de la métallurgie et branches assimilés (UNTMRA), auquel une majorité des travailleurs était affiliée. La récupération fut impulsée par une trentaine de travailleurs, qui se caractérisaient par un certain âge et une longue ancienneté dans l’entreprise, critères qui compliquaient leur réinsertion sur le marché du travail. La formation de la coopérative se concrétisa le 31 janvier 2000. Devant le risque de perdre les machines non gagées de l’ancienne fabrique, ils obtinrent un local dans le Parc technologique industriel du Cerro, attribué par la municipalité de Montevideo.

Le moulin de Santa Rosa était une minoterie créée dans les années 20. La Coopérative des travailleurs du moulin de Santa Rosa fut créée en 1999 en réponse à la faillite de la firme Saltram SA, propriétaire du moulin depuis 1993. Au début, la coopérative loua l’usine à l’ancien propriétaire pour pouvoir travailler. A la suite d’une expulsion judiciaire de cette firme, le contrat de location fut résilié et la coopérative obtint le droit d’occuper l’usine en qualité de dépositaire judiciaire. En 2002, un processus de négociation commença avec la BROU, principal créancier de la firme antérieure, avec laquelle un compromis de cession des droits fut conclu en juin 2004. La coopérative devint propriétaire de l’usine en échange d’une hypothèque sur les machines. Actuellement, la coopérative occupe 69 travailleurs, dont 57 associés et deux conseillers techniques.

Cette étape présente quelques particularités. Tout d’abord, la récupération des entreprises intervient dans un contexte de crise profonde, provoquant la fermeture de 35 à 40% des entreprises uruguayennes, ce qui a signifié une « crise du mode d’accumulation basé sur les principes néolibéraux » et une phase d’augmentation importante du chômage qui a vu le taux passer de 10% en 1998 à 17% en 2002 (Riero, 2014 :124) ; ensuite, le processus bénéficie d’une importante couverture médiatique et il existe un « effet contagieux » (Martí y al., 2013) ; enfin, le phénomène devient un objet politique et, à ce titre, des politiques publiques spécifiques sont mises en œuvre, comme l’illustre le soutien apporté à la coopérative de travailleurs de céramique (CTC).

La lutte emblématique de la CTC
 
Parmi les récupérations récentes, nous trouvons la plus importante ERT uruguayenne, la Coopérative de travailleurs Cerámicos (CTC) à Empalme Olmos, petite ville de 4 000 habitant-e-s située à 40 kilomètres au nord-est de Montevideo dans le département de Canelones. L’usine fut fondée en 1937, elle appartenait à la société Metzen y Cía avant de devenir en 1945 Metzen y Sena S.A. A l’origine, elle employait 40 travailleurs qui produisaient des carreaux de faïence de style, azulejos valencianos. 

Par la suite, l’usine élargit sa gamme de produits avec la fabrication d’équipements sanitaires en porcelaine (1958), de vaisselle en porcelaine (1960) et de carreaux de revêtements de sols sous la marque Olmos, qui fut créée en 1942 4. Dans les années 80, l’entreprise employa jusqu’à 2.800 travailleurs et fin 2009, lors du dépôt de bilan, il en restait encore 700. Dès lors, une longue lutte s’engagea pour éviter la liquidation. Les travailleurs continuèrent à assurer la maintenance de l’outil de travail et sollicitèrent à quatre reprises l’utilisation provisoire de l’unité productive. Dix mois plus tard, en septembre 2010, 450 travailleurs, réunis en assemblée générale, constituèrent la coopérative avec 62 associés fondateurs et la volonté d’intégrer progressivement l’ensemble des travailleurs5. Par la suite, ils réussirent à obtenir des financements pour remettre l’usine en activité. En décembre 2010, ils organisèrent un campement de 19 jours face au parlement dans le but d’obtenir un prêt de la BROU, action qui allait déboucher sur la création du Fonds de développement (FONDES)6. En novembre 2012, le juge leur accorda l’utilisation provisoire de l’usine et des carrières. Au cours de l’année 2013, la CTC reçut un prêt de 10,8 millions de dollars du FONDES pour récupérer l’usine et obtenir un fonds de roulement. La production démarra le 1er juillet 2013 à l’issue d’un arrêt de près de quatre années. Pour Andrés Soca, secrétaire de la CTC, il y avait un an plus tard 362 travailleurs-coopérateurs (dont un tiers de femmes) et seulement 10 employés. Le recrutement s’effectue à partir d’une bourse de travail dans laquelle sont inscrits tous les anciens travailleurs7. Le développement des marchés à l’exportation a été fondamental pour maintenir la production. La coopérative a introduit des changements importants dans le mode de production en passant d’une énergie gazogène, bois brulé au gaz naturel, à un système de gaz liquéfié (GPL). L’énergie représente 40 % des coûts de production.
 
De nombreux travailleurs de la CTC restent affiliés au syndicat SUNCA (Syndicat unique de la construction). La coopérative est active au sein de l’association nationale des entreprises récupérées par ses travailleurs (ANERT)8 et participe aux activités de la FPCU (Fédération des coopératives de production d’Uruguay) et de l’INACOOP (Institut national du coopérativisme) (IEEM, 2014). Andrés Soca représentait la CTC et l’ANERT à l’occasion de la Ve rencontre internationale de l’Economie des travailleurs au Venezuela en juillet 2015.

L’ampleur du processus et quelques caractéristiques

Il existe différentes sources pour analyser l’impact réel des ERT en Uruguay. Lors de la IVe rencontre internationale de l’ « Économie des travailleurs » en 2013 au Brésil, la sociologue Anabel Rieiro évoquait les chiffres de 30 ERT actives et plus de 3 000 travailleurs (Rieiro, 2014: 124) et (Rieiro, 2012). Lors du deuxième relevé national des coopératives réalisé en 2008 par l’Institut national de la statistique (INE), 30 coopératives étaient recensées comme issues de processus de récupération (INE, 2010). Les trois-quarts employaient moins de 50 associés. La grande majorité résultait de la crise de 2002 : 20 ERT l’avaient été entre 1998 et 2008, dont 17 avant 2002. En termes d’activité, 9 ERT avaient une activité manufacturière, 6 dans le transport et 5 dans l’enseignement. Un recensement réalisé à la demande du ministère du Travail et de la Sécurité sociale (MTSS) en 2009 en comptabilisait également 30 (Martínez, 2012). Les ERT représentaient 10,6% des 284 coopératives de production du pays (Guerra, 2013).

Selon les investigations menées en 2013 par Pablo Guerra, il y avait 40 ERT, dont 4 entreprises sous statut de société anonyme (Ebigold SA, Urutransfor SA, Noblemark SA et Dyrus SA) et 36 sous statut coopératif (Guerra, 2013: 29). En novembre 2014, à l’occasion du sommet international des coopératives au Québec, l’auteur évoque le chiffre de 41 ERT dont 37 sous statut coopératif (Guerra, 2014: 541). Nous retiendrons donc ce dernier nombre qui est le plus récent, même si nous relevons qu’aucune enquête n’est exhaustive, ainsi l’expérience d’ABC Cooperativa (Service de transport en car à Colonia do Sacramento) ne figure sur aucune liste. (Renvoi article Neuville)

Les 37 ERT sous statut coopératif sont majoritairement représentées dans le secteur de l’industrie (59%). Elles se répartissent dans l’alimentation (7), le textile et la confection (6), la métallurgie (3), l’imprimerie (2), le cuir (2), la céramique (1) et le caoutchouc (1) avec Funsacoop qui a longtemps été la plus importante avec 240 travailleurs, dépassée en 2013 par la CTC qui compte 360 travailleurs. Le reste des ERT se trouve dans le secteur des services (41%) : l’enseignement (8), services divers (3) le transport (2), Librairie (1) et la santé (1)9.

Aucune étude, à notre connaissance, n’indique précisément le nombre de travailleurs impliqués dans le phénomène de récupération d’entreprises par les travailleurs. Selon une déclaration de Daniel Placeres, directeur de l’ANERT en mai 2014, il y aurait plus 3 000 travailleurs dans les ERT uruguayennes10. Ce chiffre corrobore celui évoqué précédemment par Anabel Rieiro (Rieiro, 2014 :124). De part la loi, la culture ouvrière et la volonté des ERT, s’il on excepte le secteur de l’éducation, le taux de travailleurs-associés et de participation est globalement élevé.

Comme en Argentine et au Brésil, l’appropriation des moyens de production ne se produit pas dans une optique idéologique mais résulte d’actions collectives en réponse à la menace d’exclusion symbolisée par la fermeture du lieu de travail dans un contexte de crise généralisée. En s’appropriant l’entreprise, les travailleurs initient un processus d’apprentissage de pratiques décisionnelles collectives en assemblée qu’ils ne connaissaient pas dans leur culture antérieure. Les entreprises industrielles récupérées se caractérisent par une existence moyenne de 40 ans, dans lesquelles il y avait une présence syndicale forte (60% des travailleurs étaient syndiqués avec une moyenne d’ancienneté dans l’entreprise de 18 ans), avec des revendications classiques telles que la défense du salaire et des conditions de travail. Selon les cas, il existe des nuances dans le mode de gestion car le « processus est hétérogène mais la récupération est toujours un processus dynamique qui dépend du nombre de travailleurs, du secteur d’activité, de la cohésion du groupe, de l’histoire de l’entreprise, etc. » (Rieiro, 2014 :125).

Un champ social autogestionnaire en construction

Entre 2002 et 2007, plusieurs ERT étaient regroupées dans le secteur de l’industrie au sein de la centrale syndicale PIT-CNT11. A partir de 2003, certaines ERT commencent à se regrouper dans des instances nationales et des rencontres sont organisées en 2003 et 2004 en lien avec le département de l’industrie et de l’agroalimentaire de la centrale syndicale PIT-CNT. Elles développent également des échanges d’information et participent à des rencontres régionales (Argentine, Brésil et Venezuela). A la fin 2005 le Venezuela et l’Uruguay signent un accord de coopération qui prévoit que le gouvernement vénézuélien apportera un soutien financier pour la réactivation de trois entreprises récupérées emblématiques uruguayennes : FUNSA, URUVEN et ENVIDRIO.
 
En octobre 2007, les entreprises récupérées créent l’Association nationale des entreprises récupérées par les travailleurs (ANERT), une association autonome du mouvement syndical même si elle entretient des liens étroits avec lui. Son but est de relever un certain nombre de défis concernant des questions légales, politiques et économiques. Pour autant, les entreprises restent affiliées à la FCPU. L’ANERT devient rapidement un interlocuteur reconnu par le pouvoir politique. Elle fédère aujourd’hui une vingtaine d’entreprises récupérées.

Au cours de l’année 2010, dans un contexte politique favorable, la Table pour l’autogestion et la construction collective (MEPACC) est créée dans le but de transformer la réalité sociale à travers l’autogestion. Elle regroupe la Fédération uruguayenne de coopératives de logements par aide mutuelle (FUCVAM) (Renvoi article FUCVAM), la FCPU, l’ANERT, le Réseau d’économie sociale et solidaire (RESS) et l’université de la République (UdelaR). Les organisations sont partie du « postulat que l’autogestion ne sert pas uniquement à développer des entreprises mais qu’elle peut être une manière de gérer la réalité et la société en général ». Mais cet espace ouvert de réflexion et d’action ne se maintient pas longtemps et échoue suite à un désaccord sur la forme de structuration et de conception politique.

Si les pratiques d’autogestion analysées émergent comme des stratégies de lutte contre le chômage, elles ont commencé à s’organiser dans le mouvement syndical pour ensuite opter pour un regroupement indépendant. L’évolution du phénomène démontre que des alliances ressurgissent et qu’il existe des possibilités pour que ces expériences trouvent leur place dans le mouvement syndical (Rieiro, 2012).

L’utilité indéniable du Fonds de développement (FONDES)

Plus de dix ans après la crise économique et avec l’arrivée au pouvoir du Frente Amplio12, le phénomène de récupération d’entreprises par ses travailleurs, sorti de son contexte d’urgence, s’est accru lentement. En Uruguay, il existe des politiques publiques orientées vers le secteur, à travers notamment le FONDES, dont le but est d’assister et de soutenir financièrement les projets productifs impulsés par des collectifs de travailleurs qui détiennent les capitaux et la direction des entreprises et en particulier celles gérées selon les principes de l’autogestion.

Le phénomène de récupération uruguayen va donc bénéficier de politiques publiques plus favorables qu’en Argentine. Ainsi, en juillet 2004, une loi innovante sur les coopératives de travail est promulguée. Elle donne la possibilité au juge d’accorder l’utilisation de l’infrastructure de l’entreprise antérieure à la coopérative créée par les travailleurs et, pour palier à l’absence de capital, elle permet aux travailleurs de solliciter l’avance du montant global de leurs indemnités de chômage pour constituer le capital social.
 
Par la volonté personnelle de Pepe Mujica13, souvent contre des secteurs influents du Frente Amplio et de la PIT-CNT, son mandat a été marqué par des avancées incontestables et la mise en œuvre de politiques spécifiques pour les ERT. Celui qui a qualifié l’autogestion de « plus belle des utopies » fait une distinction claire entre les ERT et l’entreprise capitaliste dans laquelle les « travailleurs travaillent pour d’autres » et où il y a une « exploitation de l’homme par l’homme ». Et, entrevoyant un projet de long terme à partir de ces expériences, il ajoute qu’ « un jour les travailleurs devront bien administrer la société »14 .

Le 27 septembre 2011, Mujica crée par décret présidentiel le Fonds pour le développement (FONDES), dont la possibilité a été rendue possible par une loi de décembre de 2010. Ce fonds est destiné à promouvoir des secteurs stratégiques « avec une attention particulière aux projets autogestionnaires dans lesquels se conjuguent la propriété du capital, le management et le travail » (Art.1) et le décret est sans ambigüité, il s’agit de privilégier « les entreprises économiques avec participation des travailleurs dans la direction et le capital en particulier les cas d’autogestion… » (Art.3)15. Cet outil permet de soutenir un secteur alternatif qui éprouve des difficultés d’accès au crédit. En 2012, quatre entreprises (dont 3 ERT) ont pu bénéficier du FONDES et en 2013, elles étaient treize, notamment la CTC (principale bénéficiaire) et Alas-U (expériences évoquées ci-dessus). Selon Guerra, les « principaux bénéficiaires ont été des entreprises autogérées qui, en situation difficile, ont pu obtenir des crédits avec un impact positif du point de vue du travail et de l’emploi généré » (Guerra, 2014).

Avec le retour de Tabaré Vasquez à la présidence en mars 201516, les lignes budgétaires et les priorités du FONDES, principalement destinées au secteur autogestionnaire, sont sérieusement débattues à l’intérieur du gouvernement et certains services de l’État. Pour autant, l’outil ne serait pas remis en cause car il a été consolidé juridiquement par le pouvoir précédent.

Bien que récent, le FONDES apparaît comme un outil important pour les entreprises autogérées, il a permis la récupération d’entreprises comme les ex Metzen y Sena ou Paylana (qui emploient plusieurs centaines de coopérateurs). Alors que des ERT précédentes, telles que Molino Santa Rosa ou la FUNSA, avaient du passer par des chemins politiques et financiers complexes pour obtenir un soutien, les nouvelles générations d’ERT peuvent compter sur un nouvel instrument concret qu’elles peuvent solliciter pour amorcer et consolider la récupération de leur outil de travail.

En Uruguay, le mouvement de récupération d’entreprises par les travailleurs se caractérise par trois étapes concomitantes avec les principales crises survenues au long des six dernières décennies. Il s’inscrit donc dans un processus historique qui puise profondément dans la culture et la mémoire ouvrière de ce pays. La troisième étape, issue de la crise de 2002, a été la plus importante, elle a notamment permis de structurer le mouvement et d’instaurer une nouvelle forme d’articulation avec la centrale syndicale, conjuguant dans une démarche dialectique, à la fois l’autonomie et l’intégration à celle-ci. Cette configuration n’est pas pour autant exempte de discordance mais elle se distingue nettement des processus argentin et brésilien ou plus généralement de la tension permanente entre le syndicalisme et l’autogestion. Cette dernière étape intervient également dans un contexte politique plus favorable et porteur de nouvelles opportunités, dans lequel l’appréhension du phénomène contraste avec les pays voisins. En effet, les politiques publiques ne peuvent être interprétées uniquement comme le résultat d’une accumulation de forces du secteur autogestionnaire, elles ont aussi été impulsées par l’État.

Dans un pays historiquement réformiste, très centré sur l’État et amortisseur des conflits sociaux, comme peut l’être l’Uruguay, « la récupération d’entreprise productive émerge dans un premier temps comme une forme d’action directe, ce qui signifie que le conflit n’est pas institutionnalisé et qu’il rénove le répertoire des luttes existantes ». L’importance de ces expériences autogestionnaires dans la sphère productive ne peut se réduire au nombre d’entreprises et de travailleurs impliqués mais dans l’impact symbolique que comporte l’autogestion ouvrière en tant qu’ouverture de réalité et de possibilité. Ces « ruptures culturelles laissent émerger certaines contradictions latentes en portant de nouveaux débats que représente un potentiel de rénovation politique dans la société » (Rieiro, 2012).

Richard Neuville (Septembre 2015)

NB : Cet article est une version courte de celui qui sera publié dans l’Encyclopédie internationale de l’autogestion qui paraîtra en format numérique à l’automne 2015 aux éditions Syllepse.

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