dimanche 8 septembre 2013
Il y a 40 ans, l’Unité populaire chilienne, par François Coustal (Gauche Anticapitaliste)
Le 11 septembre 1973, au Chili, le coup d’état militaire du général Augusto Pinochet renversait le président régulièrement élu, Salvador Allende, et mettait brutalement fin à l’Unité populaire. Tenter de rendre un modeste hommage aux militants et militantes, aussi bien de l’Unité populaire que du Mouvement de la Gauche révolutionnaire (MIR), c’est de faire revivre cette expérience, rappeler les avancées sociales et politiques réalisées entre septembre 1970 et septembre 1973, évoquer les développements du mouvement social et son extraordinaire inventivité en matière de pouvoir populaire. C’est dire les obstacles qu’a du affronter l’Unité populaire – à commencer par l’acharnement et les complots du patronat chilien, de la droite et de l’impérialisme nord-américain. C’est, aussi, donner quelques éléments sur les dramatiques problèmes d’orientation politique et de stratégie qui ont été ceux de la gauche chilienne.
Tel l’objet de cet article, ainsi que des dix vidéos qui développent plus longuement certains aspects de l’expérience de l’Unité populaire. Vous trouverez ces vidéos dans notre rubrique "Vidéos".
La première est ici : http://www.gauche-anticapitaliste.org/content/chili-1970-1973-lexperience-de-lunite-populaire-110
L’Unité populaire (UP) s’est constituée en vue de soutenir la candidature de Salvador Allende (membre du PS chilien) à l’élection présidentielle. C’était une coalition de gauche « classique » regoupant de petits partis « bourgeois » (parti radical, alliance populaire indépendante), des partis issus de la mouvance chrétienne de gauche (Mouvement d’Action Populaire Unitaire, Gauche chrétienne), l’essentiel étant l’alliance électorale du Parti socialiste et du Parti communiste. Le programme électoral de l’Unité populaire était extrêmement modéré, mais la perspective de l’élection d’Allende a créé enthousiasme et mobilisation : pour discuter le programme électoral et surtout mener la campagne présidentielle, 14.000 comités d’Unité populaire se créent à travers tout le Chili, regroupant 700.000 personnes, membres ou non des partis qui composent l’Unité populaire. C’est à cette force de frappe militante que l’Unité populaire doit sa victoire électorale. Après l’accession d’Allende à la Présidence, les comités d’Unité populaire seront dissous. Les aspirations du mouvement populaire à l’intervention directe et à l’auto-organisation prendront d’autres formes…
L’élection de Salvador Allende
Le 4 septembre 1970, Allende arrive en tête avec 36,3%. Soit seulement 39.000 voix d’avance sur le candidat démocrate-chrétien, Tomic qui atteint 34,98%. Alessandri, le candidat de droite, recueille 27,9%. Le système chilien pour l’élection présidentielle est à un seul tour : Allende n’ayant qu’une majorité relative, la décision est donc entre les mains du Parlement. La droite chilienne et le gouvernement américain vont, tout bonnement, essayer d’empêcher l’investiture d’Allende grâce à des manœuvres impliquant la CIA, l’entreprise multinationale ITT, la droite et l’extrême droite chilienne, des secteurs de l’armée chilienne, les milieux patronaux chiliens, les grandes banques américaines et européennes. Ces manoeuvres – qui se poursuivront d’ailleurs pendant toute la durée de l’Unité populaire – se développent selon trois axes. D’abord essayer de provoquer le chaos économique : blocage du crédit, arrêt des importations de marchandises chilienne, en particulier le cuivre, etc. Ensuite pousser à l’intervention de l’armée : un coup d’Etat est déjà en préparation… Et enfin déploiement de manœuvre parlementaire : il s’agit de faire élire Alessandri qui démissionnera pour repasser le pouvoir à Frei (démocrate-chrétien, sortant). Le 22 octobre, c’est la manœuvre de trop avec l’enlèvement puis l’assassinat du général Schneider. Du coup, la Démocratie chrétienne va laisser faire l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire.
Le 24 octobre, le Congrès investit Allende. La passation de pouvoir a lieu le 4 novembre. Au Parlement, l’Unité populaire n’a pas la majorité. Le gouvernement va donc gouverner par décrets.
Les deux lignes de l’unité populaire
Tout au long de l’expérience chilienne, il y a eu confrontation entre deux orientations, deux lignes. D’abord au sein du mouvement populaire, entre l’Unité populaire et le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), qui ne participe pas à la coalition gouvernementale et parlementaire et qui, à chaque étape du processus, développe une critique de gauche de la politique menée par l’UP.
Mais cette confrontation entre deux orientations traverse l’UP elle-même et le gouvernement : . une ligne modérée représentée essentiellement par le PC chilien, Allende et le secteur (minoritaire) du PS qui le soutient. Son axe politique principal est la recherche d’un consensus avec la Démocratie chrétienne. Il s’illustrera par un slogan : « consolider pour avancer ». Pour S. Allende se rajoute le choix doctrinal d’une révolution respectant strictement la légalité. Outre Allende, les principaux porte-parole de cette orientation sont Luis Corvolan (secrétaire du PC Chilien) et Orlando Millas, économiste communiste qui aura de nombreuses responsabilités ministérielles (dont le Ministère des Finances). . une ligne plus radicale, représentée par la majorité du PS (dont son principal dirigeant, Carlos Altamirano) et le MAPU (plus la Gauche Chrétienne, à partir de juillet 1971).
A plusieurs reprises au cours du processus, cette sensibilité de l’Unité populaire défendra la nécessité d’approfondir les réformes, de s’appuyer sur les mobilisations, parfois en convergence avec le MIR. Son slogan était « avancer pour consolider », autour de l’idée que la radicalisation (à gauche) de l’action gouvernementale et des réformes était la seule voie, y compris pour pérenniser les réformes déjà faites. Outre les dirigeants des partis (PS, MAPU), son représentant le plus emblématique était Pedro Vuskovic, responsable des mesures de redistribution des richesses en tant que ministre des Affaires économiques jusqu’à ce qu’il soit écarté en Juin 1972.
Les premières confrontations politiques et sociales auront lieu à propos de la question du pouvoir d’achat, des problèmes d’approvisionnement, des nationalisations (dont celle, emblématique, du cuivre) et de la réforme agraire.
Sur ce sujet, on peut se référer à l’exposé plus long fait lors des premières journées d’étude de la Gauche Anticapitaliste, dont les minutes sont disponibles sur ce site : www.gauche-anticapitaliste.org/content/premieres-journees-detude-de-la-ga-transformation-revolutionnaire-de-la-societe-revolutions
Sur ces thèmes, on a une situation contradictoire et une dynamique populaire très intéressante. D’abord, le gouvernement de l’Unité populaire prend des mesures radicales, « vraiment de gauche ».
Pour résumer : entre augmentations de salaires et (relative) maîtrise de l’inflation, le pouvoir d’achat ouvrier va augmenter en moyenne de 20%. Concernant la réforme agraire : lorsque l’UP arrive au gouvernement, les expropriations (qui ont commencé en 1965) représentent 18% des terres cultivables et 12% des terres irriguées. En août 1972 : 50% des terres cultivables et 48% des terres irriguées. Concernant les nationalisations : à la fin de l’année 1970, l’Etat contrôle 90% du crédit. Parallèlement, 70 entreprises industrielles sont expropriées, réquisitionnées ou placées sous le régime de « l’intervention ». Et le cuivre sera nationalisé sans indemnisation des multinationales nord-américaines ! Ainsi, l’Etat contrôle 85% des exportations et 45% des importations.
Pour autant, du fait de son orientation réformiste et de recherche de la conciliation avec la démocratie- chrétienne, la politique gouvernementale pose des limites aux avancées sociales, notamment en ce qui concerne le périmètre des nationalisations (ou des expropriations de terres). Limites qui ne permettront d’ailleurs pas d’amadouer la démocratie chrétienne. Limites que les mobilisations populaires chercheront à repousser… au point de créer des structures de pouvoir populaire, d’auto-organisation et d’autogestion. Ainsi, le gouvernement prend des décisions de mise en œuvre des réformes entreprises. Il crée ou impulse la création de structures étatiques ou paraétatiques pour conduire les réformes. Il est confronté – et, avec lui, le mouvement populaire – à la résistance et au sabotage de la bourgeoisie et de la droite. On assiste alors à l’investissement par le mouvement populaire des structures de pilotage des réformes, ce qui en change la nature et la fonction.
L’Octobre chilien
En octobre 1972, c’est l’épreuve de force : elle prend d’abord la forme d’une grève patronale, d’une grève de la bourgeoisie. Il s’agit de paralyser l’économie et l’ensemble des activités économiques et sociales, de frapper les couches populaires en les privant, par exemple, de nourriture et de soins médicaux. La confrontation commence le 11 octobre avec le début de la grève illimitée des transporteurs routiers. Cet appel est immédiatement relayé et suivi par les commerçants, les médecins, les architectes, les avocats, les employés de banques, les propriétaires de transports en commun. Dans certaines entreprises, les patrons décrètent le lock-out et arrêtent la production. Cette offensive va se heurter à une double riposte. Le gouvernement réquisitionne certaines activités en s’appuyant sur des secteurs loyaux de l’appareil d’état. Mais, surtout, l’essentiel de la riposte vient de la mobilisation populaire dans les quartiers et les entreprises.
Dès le 15 octobre, des collectifs de travailleurs occupent certaines entreprises, reprennent la production et se dotent de nouvelles formes d’organisation : les cordons industriels (cordones industriales). Il s’agit d’assemblées regroupant les délégués des entreprises d’une même zone industrielle. Puis ils s’élargissent à d’autres organisations de représentation populaire : juntes de voisins, Juntes d’Approvisionnement et des Prix, Centres des Mères, Volontaires de santé etc…
Pour assurer le maintien des activités de production, le ravitaillement, le système de santé, les cordons industriels se coordonnent au niveau supérieur (localité ou regroupement de localités) : ces structures de coordination sont les commandos (commandements) communaux. Dans les entreprises occupées, le pouvoir populaire se développe... même dans celles qui n’ont pas vocation à faire partie de l’APS (aire de propriété sociale : secteur nationalisé). La grève patronale s’achève le 6 novembre.
Mais, le 30 octobre, Allende a annoncé un nouveau gouvernement qui comprend plusieurs généraux et les principaux dirigeants de la CUT. Telle est la réponse du gouvernement à la mobilisation populaire qui a fait échouer la grève patronale…
Au lieu de s’appuyer sur cette mobilisation populaire, le gouvernement reste fidèle à la même ligne : négocier avec la démocratie chrétienne et essayer de se concilier les bonnes grâces de l’armée. Luis Corvalan, secrétaire général du Parti communiste chilien, déclare alors : « Il ne fait aucun doute que le cabinet au sein duquel sont représentées les trois branches des forces armées constitue une digue contre la sédition. » La suite montrera dramatiquement qu’il n’en n’est rien…
La marche au coup d’Etat Malgré la défaite infligée au patronat et à la réaction, les mois qui suivent donnent l’impression d’une marche inéluctable vers le coup d’Etat et la défaite. Ou encore comme une succession d’occasions perdues…
En mars 1973, les élections législatives donnent 44% aux candidats de l’Unité populaire. Elle n’a donc pas la majorité absolue. Mais, l’Unité populaire a progressé de 10% et doublé son nombre d’élus au Parlement. Et, surtout, la droite n’a pas – loin de là – la majorité qualifiée des deux tiers qu’elle espérait et qui lui permettrait de modifier la Constitution (afin de revenir sur les nationalisations) et, aussi, de destituer Allende…
La voie institutionnelle étant bouchée, les manœuvres et les tentatives pour renverser Allende vont s’accélérer. En Juin 1973, une première tentative de coup d’Etat - le « Tancazo », déclenché par un régiment blindé – échoue, une partie de l’armée (dont son chef, le général Prats) se dressant contre les putschistes. La crise se dénoue avec la constitution d’un nouveau gouvernement. Les militaires en font partie. Mais, cette fois, une nouvelle étape franchie : les chefs des trois armes (armée de terre, aviation, marine) et le chef des carabiniers (équivalent de la gendarmerie) sont ministres.
Malgré l’échec du Tancazo, la droite et la hiérarchie militaire sont à l’offensive. Orchestrée par une partie de l’état-major, une vague de répression s’abat sur les soldats loyalistes, les travailleurs et les partis de gauche. Par centaines, les soldats qui avaient refusé de se joindre aux putschistes sont arrêtés et torturés, sans réaction du gouvernement. L’armée et la gendarmerie multiplient les perquisitions provocatrices dans les usines bastions du mouvement ouvrier, sous prétexte d’y « récupérer des armes ». Encore plus incroyable : alors que Allende est Président et que l’Unité populaire est au gouvernement, il y a une demande de levée de l’immunité parlementaire du secrétaire général du MAPU et de celle du secrétaire général du Parti socialiste… parce qu’au mois de Juin ils ont appelés les soldats à respecter le pouvoir civil et ne pas obéir aux putschistes. Pour le même motif, un mandat d’arrêt est lancé contre Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR qui, lui, n’est pas élu et ne bénéficie donc pas de l’immunité parlementaire.
Le 21 Août, une assemblée des généraux demande la démission de Prats, du gouvernement et de l’armée. Le 23 Août, la Chambre des députés déclare le gouvernement illégal. Le 24 Août, le général Prats démissionne de son poste de commandant en chef de l’armée de terre. Il est remplacé par Augusto Pinochet.
Le 4 septembre, il y a encore - c’est l’une des plus grande manifestation de la gauche… - 800.000 manifestants en défense de l’Unité populaire. Allende qui indique qu’il ne se retirera que si le peuple le lui demande. Les manifestants réclament des armes.
Le 11 septembre 1973, c’est le coup d’Etat de Pinochet, le bombardement de la Moneda, le suicide d’Allende. La résistance populaire reste sporadique. La répression, elle, sera « exemplaire », à commencer par celle qui s’exerce sur les militaires « loyalistes » : massacre des cadets de l’école de sous-officiers à Concepcion ; des centaines de carabiniers sont fusillés. C’est aussi, à grande échelle, la chasse aux militants de gauche, arrêtés et internés dans les stades ou « disparus ».
Du point de vue de la bourgeoisie chilienne et, surtout, de l’impérialisme nord-américain, la voie est libre : pendant plusieurs décennies, le Chili de Pinochet sera le terrain de jeu des Chicago boys – les économistes de l’Université de Chicago, disciples de Milton Friedman – qui vont y expérimenter les « recettes » les plus ultra-libérales. Au prix, naturellement, d’une régression sociale sans précédent.
Quelques mois avant son assassinat, depuis la clandestinité, Miguel Enriquez (dirigeant du MIR) adressait à la gauche internationale le message suivant : « Au Chili, ce n’est ni le socialisme, ni la révolution prolétarienne, ni la politique révolutionnaire qui ont échoué. S’il n’est pas de notre intérêt d’axer notre politique sur la polémique avec d’autres organisations de gauche, l’expérience chilienne doit être une leçon pour tous les peuples du monde. Ce qui est arrivé aujourd’hui et sur quoi nous avons attiré l’attention des travailleurs au cours de ces trois dernières années, est la conséquence de la catastrophe vers laquelle la politique réformiste a entraîné les travailleurs »
François Coustal
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