vendredi 10 février 2017

Une menace globale – La place du trumpisme dans l’histoire, par Daniel Tanuro

Trump a un projet : gérer les Etats-Unis comme une grande entreprise, transformer celle-ci en forteresse du « capitalisme judéo-chrétien », la restructurer à la hussarde, puis lui rendre une hégémonie mondiale sans partage. Harcèlement du personnel, brutalité avec les concurrents, déni des externalités environnementales sont simplement copiés/collés du niveau de son business à celui de la société. Milliardaire populiste inculte, nationaliste, raciste, sexiste, homophobe, islamophobe, antisémite, Trump ambitionne de remodeler la société US et la carte du monde au marteau, en faisant fi de ce qui existe et en brisant ce qui résiste.

Diverses fractions de la classe dominante suivent les foucades du nouveau Président avec inquiétude. Pourront-elles le canaliser ? Devront-elles s’en défaire ? Les deux options sont ouvertes. Mais une troisième ne peut être exclue : que le boutefeu, par une fuite en avant, fasse basculer le monde dans un cauchemar de guerre et de désastre climatique.
Car Trump ne tombe pas du ciel, il est un produit des contradictions capitalistes inextricables que la gouvernance néolibérale maîtrise de plus en plus difficilement et qui fragilisent à l’extrême les superstructures politiques dans un monde en crise d’hégémonie. Dans ces circonstances, l’autonomie relative du politique ainsi que des individus tend à s’accroître. Le pouvoir fort est tendance. Non seulement chez le protectionniste Trump, mais aussi chez ses concurrents mondialistes d’Europe et d’Asie. La menace est globale, la riposte sociale doit être à la hauteur.

* * * * *

Appréhender la signification du trumpisme implique de prendre du recul sur les contradictions du capital et leur évolution, d’où découle la situation actuelle. On sera alors mieux à même de comprendre que l’élection de Trump à la présidence des Etats-Unis n’est pas un accident de parcours mais le symptôme de quelque chose de plus profond, pouvant marquer le début d’une ère nouvelle.
Une des caractéristiques majeures du capitalisme est la contradiction croissante entre la rationalité partielle des entreprises et l’irrationalité globale du système. Les entreprises – les grandes en particulier – mettent la science la plus moderne au service du profit pour organiser rigoureusement le travail et planifier les investissements. Par contre, l’économie et la société dans son ensemble se développent sans plan, d’une manière chaotique, selon les contraintes et les hasards du marché.

Cette contradiction est le produit de la nature même du mode de production. D’une part, les décisions sur ce qui doit être produit, comment, pour quoi, pour qui et en quelles quantités sont prises par des capitalistes concurrents, en fonction de leur seul objectif de profit. Pour survivre, chaque propriétaire de capital est tenu de ne rien laisser au hasard. D’autre part, la socialisation de la production se fait à l’aveugle. L’intérêt général, en fait, ne se définit qu’en creux : comme la manière dont la société et l’environnement se plient, pas à pas, aux impératifs de la production de survaleur.

 Un tournant majeur pour les Etats-Unis, un moment charnière pour le monde

Une fonction clé des superstructures politiques et étatiques est de dissimuler cette réalité, afin d’assurer au mode de production la légitimité sociale sans laquelle il ne pourrait survivre. Or, l’idéologie néolibérale et le mode de re-régulation qui en découle sont bien en peine, désormais, d’assumer cette tâche. Surtout aux Etats-Unis. Le sauvetage des banques lors de la crise de 2007-8 constitue à cet égard un point tournant. L’idée que le système, tel qu’il est, fonctionne dans l’intérêt général, a volé en éclats. S’y ajoute le fiasco de la guerre en Irak – fomentée à coups de mensonges sur les « armes de destruction massive » – qui donne des arguments aux partisans de l’isolationnisme américain. La déstabilisation est profonde, la crise des deux grands partis bourgeois en témoigne. La question du (régime du) capitalisme est posée. Sur la gauche, cette déstabilisation a produit les mouvements Occupy, Black Lives Matter, le mouvement pour les 15 dollars et la campagne Sanders, ainsi qu’une mobilisation des femmes qui trouva une de ses expressions dans la marche du 21 janvier. Sur la droite, elle a produit le Tea Party puis Trump, qui prolonge, radicalise et dépasse le Tea Party. Sa victoire constitue un tournant majeur.

Vu le poids décisif des Etats-Unis dans tous les domaines, on peut risquer l’hypothèse que nous sommes à un moment charnière de l’histoire mondiale, comparable aux grandes crises du XXe siècle. Un tournant majeur, plus profond, donc, que celui qui avait été impulsé par Thatcher (1979) et Reagan (1980). Ce qui est ébranlé, en effet, c’est non seulement l’ordre néolibéral instauré depuis les années 1980, mais aussi l’équilibre des relations entre puissances, le système d’hégémonie tel qu’il s’est mis en place et a évolué après la seconde guerre mondiale. C’est de cela qu’il faut essayer de prendre la mesure. En se rappelant de quoi le capitalisme est capable…

 De la boucherie de 14-18 à l’obsession de la stabilité

Plus la rationalité partielle du capital se développe, plus l’irrationalité globale du système s’accroît et devient menaçante. Elle s’exprime par la crise périodique de surproduction et de suraccumulation et, si nécessaire, par la guerre. Car la guerre capitaliste n’est que le prolongement de la guerre de concurrence par d’autres moyens, pour paraphraser Clausewitz. Comme la crise, la guerre a sa place dans la rationalité partielle du capital : forme extrême de la « destruction créatrice » chère à Schumpeter, elle élimine des forces productives excédentaires, favorise l’innovation technologique et ouvre de nouveaux champs à la valorisation du capital.

Au cours du XXe siècle, l’irrationalité globale s’est manifestée une première fois dans toute son ampleur sous la forme de la boucherie de 1914-1918. La révolution russe de 1917 ouvrit une brèche mais resta isolée, de sorte que la folle course productiviste du capital repartit de plus belle sur le reste de la planète. On connaît la suite : la rationalité partielle des capitaux en lutte déboucha sur la crise de 1928. Ce fut ensuite la victoire du nazisme, une deuxième guerre mondiale, la Shoah et les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki… Comme le soulignait Ernest Mandel, les Trente Glorieuses d’après-guerre ont été rendues possibles par l’ampleur des destructions qui les ont précédées [1].

Dans la seconde moitié du siècle, la possibilité que le système bascule dans l’autodestruction commença à effrayer jusqu’à ses propres représentants politiques. Un moment, certains envisagèrent d’en finir militairement avec le « camp socialiste » (qui n’avait plus rien de « socialiste », mais continuait d’échapper à l’investissement capitaliste)… En fin de compte, cependant, une autre voie fut adoptée. Sous la houlette de la superpuissance états-unienne, et grâce à la longue période d’expansion d’après-guerre, le capitalisme se dota d’institutions politiques et économiques pour tenter d’empêcher un nouveau dérapage dans la barbarie généralisée. La stabilité du monde devint une obsession. La clique bureaucratique au pouvoir en URSS la partageait, à partir de ses intérêts spécifiques : ce fut la « coexistence pacifique ».

Après l’effondrement du Bloc de l’Est et le rétablissement du capitalisme en Chine, les dirigeants russes et chinois intégrèrent le club des chefs capitalistes qui défendent leur part du gâteau tout en collaborant à la stabilité. Le néolibéralisme lancé par Thatcher et Reagan plus de dix ans auparavant servit de bible commune, et les médias reprirent à l’envi la formule de Fukuyama sur la « fin de l’histoire ». C’était oublier que le capitalisme est incapable de juguler durablement ses contradictions. En 2007, la crise financière éclatait, prouvant que la rationalité partielle des capitaux n’avait pas cessé d’entasser des matières explosives au cœur du système. Au contraire, elle en accumulait plus que jamais.

 L’épuisement d’un système


On le mesure aujourd’hui. Dans le sillage de 2008, le monde fut secoué par les révolutions (et les contre-révolutions) arabes ainsi que par la crise de l’Union Européenne – avec l’étranglement de la Grèce, puis le Brexit. Entre-temps, la guerre inter-capitaliste [n’]était déjà plus que commerciale : l’impérialisme US avait relancé la guerre tout court, en Afghanistan et en Irak. Ces guerres locales avaient un enjeu global : garder le contrôle du Moyen-Orient, lieu stratégique de l’hégémonie US sur la planète. Le résultat, on le sait, fut à l’opposé : l’Irak en ruines fournit le terreau de l’Etat islamique ; toute la zone est aujourd’hui déstabilisée, avec menace d’embrasement régional généralisé… Pour le coup, les conséquences sont planétaires : l’Union européenne joue sa survie dans la « crise des réfugiés », le gendarme étasunien ne parvient pas à récupérer ses capacités d’intervention, la Chine et la Russie profitent de la situation pour avancer leurs pions sur l’échiquier capitaliste mondial.

Le tableau est brossé à très gros traits, pour faire apparaître la montée des contradictions du système et de sa gouvernance néolibérale globale. Sorte de mécanisme despotique de construction de consensus sous contrainte de maximisation du profit capitaliste, cette gouvernance a permis d’éviter ou de mitiger des crises, mais ses dispositifs, de plus en plus nombreux et opaques, ne font que reporter les échéances sans rien résoudre. Les tensions objectives continuent à se développer, parce qu’il est de plus en plus difficile au capitalisme de compenser la baisse du taux de profit par l’accroissement de sa masse, comme le souligne François Chesnais [2]. Concomitamment, la difficulté subjective de maîtriser ces tensions s’accroît parce que les partis au pouvoir s’usent à n’être plus que les exécutants d’un monstre technocratique qu’ils ont créé pour se soumettre à ses règles.

C’est là que nous en sommes : ce régime atteint ses limites. Il alimente la crise du politique qui revient comme un boomerang vers les gouvernants et devient un élément majeur du chaos. Au fondement de ce phénomène, il y a le fait que les institutions de la démocratie parlementaire bourgeoise sont largement vidées de leur contenu. Cette réalité est particulièrement insupportable pour les bourgeois et les petits-bourgeois qui, d’un côté, ne peuvent pas imaginer la fin du capitalisme et, de l’autre, n’ont pas prise sur les lieux de pouvoir mondiaux où le néolibéralisme tente de gérer ses contradictions (« le parti de Davos », comme dit Steve Bannon). Des travailleurs (blancs, et mâles surtout) peuvent être abusés, mais le trumpisme exprime avant tout une révolte réactionnaire des couches petites-bourgeoises et bourgeoises intermédiaires, enragées contre la gouvernance néolibérale globalisée qui les a dépossédées de leur pouvoir politique [3].

 Ramener USA Inc. dans le giron du bon capitalisme d’antan

 

Marx ironisait volontiers sur le fait que, dans la société capitaliste, la réalité marche sur sa tête. C’est le cas avec Trump et ses supporters. Dans l’univers mental de ces gens, en effet, la fausse rationalité partielle qui est la cause du chaos est vue comme le moyen d’en finir avec le chaos. Alors que la frénésie de profit du capitalisme est responsable en dernière instance de la crise sociale, y compris de la crise du politique, des « capitaines d’industrie » sont vus comme les sauveurs capables de débarrasser la société de l’engeance des politiciens, des bureaucrates et du mauvais capitalisme des copains – financier, cosmopolite, sans foi (le « crony capitalism », selon Bannon) – qui gâte le bon capitalisme d’antan [4]. Pour résoudre les problèmes, il « suffirait » qu’un Chef rétablisse l’ordre, débarrasse entreprises et citoyens des « charges » qui les étouffent, et restaure la domination de l’Occident chrétien.

Trump pousse cette logique jusqu’à la caricature. Avec son équipe de milliardaires bigots et de généraux galonnés, le nouveau locataire de la Maison Blanche s’est mis en tête de gérer les Etats-Unis à la baguette, comme une grande entreprise. Il est facile de tourner le personnage en ridicule, mais il serait dangereux de le sous-estimer. Car Trump a un projet, qui consiste pour ainsi dire à restructurer radicalement la multinationale USA Inc. Il sait que le groupe est encore dominant mais en danger de perdre sa position de leader mondial. Dans son esprit, il faut donc frapper vite et fort.

Que fait un patron qui arrive à la tête d’une entreprise dans une telle situation ? Il donne rapidement quelques signes clairs de sa détermination, se défait des activités qui ne sont pas (assez) rentables, sème la peur, licencie du personnel (femmes et immigrés en premier), recentre le groupe sur son core business, augmente les cadences de travail, remonte les bretelles de ses directeurs de succursales (c’est bien ainsi que Trump a traité le Président du Mexique et le Premier ministre australien !) et établit de nouvelles alliances stratégiques pour préparer l’affrontement avec ses ennemis principaux. Le parallèle est assez clair avec les premiers pas de la nouvelle présidence.

 Hégémonie, guerre sainte à l’extérieur et réaction à l’intérieur


Ce qui rend Trump extrêmement dangereux potentiellement, c’est la crise d’hégémonie, autrement dit l’absence de toute puissance – ou de toute relation stable entre puissances – à même d’établir des règles, de tracer des lignes à ne pas franchir entre forces impérialistes ou « camps opposés ». Lors de la crise des missiles à Cuba (1962), le monde fut à deux doigts de la guerre nucléaire. Tirant les leçons de l’affaire, Moscou et Washington établirent une ligne directe entre le Kremlin et la Maison Blanche : le « téléphone rouge ». Il n’y a rien de semblable aujourd’hui entre la Chine, la Russie et les Etats-Uni. Cette situation n’est pas sans rappeler les premières années du XXe siècle, lorsque le déclin du Royaume-Uni et la montée de l’Allemagne ont débouché sur la Première guerre mondiale. On ne peut exclure que la montée des tensions crée à l’avenir une situation où il suffirait d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. En mer de Chine du Sud, ou ailleurs…

L’essentiel pour Trump, apparemment, c’est la lutte contre la montée en puissance de la Chine capitaliste, seule rivale susceptible de menacer un jour l’hégémonie US déclinante. Sur le plan géostratégique, il faut donc séparer Moscou de Pékin et, pour cela, donner un os à Poutine : par exemple, une partie de ce que la Russie considère comme son « espace vital » en Europe centrale et au Moyen-Orient (Syrie)… De cette alliance avec le Kremlin, Trump escompte par ailleurs une collaboration dans la guerre sainte contre l’islamisme, qui est son autre obsession. Du coup, les déclarations sur « l’obsolescence » de l’OTAN et en faveur du Brexit sont moins absurdes qu’elles n’en ont l’air, et seuls les naïfs peuvent croire que le coup de téléphone à la dirigeante de Formose était une erreur due à l’inexpérience.

Sur le plan intérieur aussi, il y a une logique : le racisme, l’homophobie, le sexisme, l’islamophobie, le mur avec le Mexique, le soutien aux « pro-vie », le « Muslim ban », etc., ne visent pas seulement à semer la division dans le monde du travail en désignant des boucs émissaires, pour préparer les attaques de régression sociale (contre l’Obamacare, notamment). Ces thèmes ont aussi pour fonction de souder les forces et réseaux réactionnaires blancs, dont le soutien militant sera bien nécessaire à Trump pour affronter la résistance sociale, voire les oppositions au sein de sa propre classe.

 Cachez cette crise climatique que je ne saurais voir


Dans ce melting-pot, le climato-négationnisme occupe une place spécifique dont il faut dire deux mots. On a signalé d’entrée de jeu que la contradiction entre rationalité partielle et irrationalité globale tend à s’approfondir au fur et à mesure du développement du capital. Cet approfondissement n’est pas que quantitatif : de nouveaux problèmes apparaissent. La crise écologique joue ici un rôle clé, en particulier le défi climatique. En effet, les mesures à prendre ont été si longtemps différées qu’il devient impossible de parer le danger sérieusement sans mettre en question la logique d’accumulation capitaliste.

La feuille de route de la gouvernance globale intègre dorénavant les objectifs du « développement durable » et de « l’internalisation des externalités ». Mais ni les milliers de pages sur les bénéfices d’une « économie verte », ni les accords péniblement négociés dans les sommets internationaux ne dissuadent le capital de brûler massivement des combustibles fossiles. Le réchauffement continue de plus belle, menaçant l’humanité d’une méga-catastrophe irréversible, d’une ampleur inimaginable : qui peut se représenter les conséquences d’une hausse de douze mètres du niveau des océans ?

Dans un moment de lucidité, Nicholas Stern avait écrit que « le changement climatique est l’échec le plus grave de l’économie de marché » [5]. Cet aveu a été vite enterré : trop explosif. Ce n’est pas un hasard : d’une manière générale, les capitalistes, leurs idéologues et leurs représentants politiques sont littéralement incapables de comprendre que l’irrationalité globale découle de la rationalité partielle du capital. Leur position de classe les en empêche. Ils devraient admettre que la rationalité du capital est une fausse rationalité qui entraîne l’humanité vers un gouffre, une mystification dont il faut se débarrasser d’urgence. Ils ne veulent de cette conclusion à aucun prix.

Or, le changement climatique est le comble de l’irrationalité globale. Peut-on en effet imaginer folie plus complète que celle-ci : une société d’une haute scientificité, et qui a les moyens d’agir, sait avec une quasi-certitude que sa dynamique d’accumulation menace de destruction des centaines de millions de gens et d’innombrables richesses naturelles, mais ne fait en gros rien d’autre que des déclarations d’intentions… Pour Trump et Cie, cette contradiction est de trop. Incapables de l’affronter, ils choisissent tout simplement de nier ce qui la fonde, et fourrent les accords internationaux dans le sac à jeter de la mondialisation. Voilà comment le négationnisme climatique, chassé du débat public par la porte de la science, parvient à y revenir par la fenêtre de la politique.

 Un projet réactionnaire global


Le projet de Trump est global et fait peser une menace globale. C’est le projet réactionnaire d’un capitalisme voyou, brutal et très autoritaire, sorti tout droit de la tête d’un patron nationaliste qui peste contre toutes contraintes : « les charges sociales », les syndicats, les concurrents, « la paperasserie », la presse, les écologistes, les règles de la « bonne gouvernance »… Un patron qui, face à ces défis, cherche à diviser les travailleurs par des attaques racistes et sexistes.
Ce projet doit être combattu en tant que tel. Dans tous ses aspects, sans aucune ambiguïté. Ce jugement ne fait pas l’unanimité à gauche. Trois exemples :

• Une partie des dirigeants syndicaux américains espèrent que le protectionnisme relancera l’emploi aux Etats-Unis. Comme le dit Lance Selfa, « Ces dirigeants syndicaux offrent à Trump la couverture dont il a besoin pour peindre son programme économique sous une couleur ‘populiste’ et favorable aux travailleurs ». Ils « fournissent une couche de légitimité à une administration dont l’intention est d’attaquer des sections entières de la classe laborieuse, y compris les immigrés et les sans papiers. » [6] ;

• Le fait que Trump se réjouisse du Brexit ne fait pas de lui un « allié objectif » de la gauche opposée à l’Union Européenne, comme certains « souverainistes de gauche » semblent le penser. La gauche combat l’UE au nom d’une alternative anticapitaliste, donc internationaliste. Elle n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec le camp des Trump, Farage, Le Pen et Cie.

• Dans le même ordre d’idées, la gauche n’a pas à se réjouir quand Trump parle d’obsolescence de l’OTAN. Nous combattons l’OTAN parce que nous refusons la guerre et le militarisme. Notre objectif ne peut pas être de créer « un autre dispositif de sécurité européen intégrant Moscou ». Un tel dispositif augmenterait l’influence de la principale force réactionnaire du continent – la Russie – et donnerait aux USA les mains libres pour un conflit avec la Chine… Vous avez dit « pacifisme » ?

Le trumpisme n’est certes pas un nazisme, mais l’usage systématique du mensonge, le nationalisme et la mobilisation réactionnaire des petits bourgeois enragés évoquent les années 1930. Par ailleurs, comment ne pas rapprocher « America fisrt » et « Deutschland über alles » ? « Je suis le candidat de la loi et de l’ordre », a martelé Trump pendant sa campagne électorale. Le voici à la Maison Blanche et il plaide ouvertement pour l’usage de la torture, donne l’ordre de publier hebdomadairement une liste des crimes commis par des étrangers, et attaque les journalistes au nom de « faits alternatifs »… Il serait dangereux de laisser l’indignation et la vigilance retomber en misant sur le fait que la majorité de la classe dominante américaine ne soutient pas ces foucades.

 Autonomie relative du politique, rôle des individus dans l’histoire


Les grands médias se sont empressés de dire que le nouveau président devrait forcément « mettre de l’eau dans son vin ». Il est vrai que son équipe paraît divisée et hétéroclite : le pourfendeur populiste de Wall Street, Steve Bannon, y côtoie Gary Cohn, numéro deux de Goldman Sachs, qui dirigera le Conseil économique. Cependant, au cours de sa première semaine, Trump a concrétisé la plupart de ses promesses populistes, à bride abattue.

Il n’est pas certain qu’il pourra continuer. D’une part, la hiérarchie militaire – dont la stratégie impérialiste est fort constante depuis Bush – n’apprécie certainement pas de voir Bannon la supplanter dans le Conseil National de Sécurité. D’autre part, des cercles très influents du grand capital états-uniens sont opposés à Trump, en particulier sur quatre points qui sont liés entre eux : la politique internationale, le protectionnisme, les migrants et la réforme fiscale. Si Trump n’est pas « recadré » sur ces questions, une partie de la bourgeoisie US pourrait vouloir se débarrasser de lui comme la bourgeoisie britannique s’est débarrassée de Thatcher en 1990 (lors de la poll tax). Car c’est la classe dirigeante – pas les individus – qui dirige en dernière instance.

A l’appui de cette thèse, on peut citer les réactions capitalistes au « Muslim ban » – l’interdiction d’entrée aux Etats-Unis pour les ressortissants de sept pays du Moyen-Orient. En effet, un grand nombre de patrons d’entreprises clés (facebook, Google, Starbuck, Goldman Sachs, Citigroup, MasterCard, Ford, Coca-Cola, Amazon…) ont critiqué cette interdiction ouvertement, et parfois durement. Certains (Uber, Syft) l’ont fait par crainte d’un boycott des consommateurs, mais le fond de l’affaire est que le nationalisme blanc de Trump est en décalage complet par rapport au cosmopolitisme du personnel des grands groupes technologiques, à tous les niveaux [7].
Cependant, la partie est plus complexe. D’une part, le capital est divisé : ainsi, les importateurs (Walmart) sont opposés au projet de taxe aux frontières, mais les exportateurs (Boeing, General Electric) y sont favorables. D’autre part, la « base trumpiste » se mobilise aussi : lundi 30 janvier, en réaction aux déclarations du CEO de Starbuck contre le « Muslim ban » #BoycottStarbucks était le hashtag le plus populaire sur Twitter aux Etats-Unis [8]

Affirmer que la classe dirigeante dirige « en dernière instance » – ces trois petits mots sont importants – signifie qu’il y a une double autonomie relative : de la sphère politique par rapport à la sphère économique, et des individus par rapport à la sphère politique [9]. La nomination de Trump lors de la primaire républicaine, puis son élection à la Maison Blanche, montrent que cette autonomie est bien réelle. Les observateurs qui avaient pronostiqué que le tycoon serait battu parce que Wall Street ne voulait pas de lui se sont trompés.

 Le coup monté comme méthode politique


Comparaison n’est pas raison, mais le grand capital allemand a mis Hitler au pouvoir pour qu’il casse le mouvement ouvrier, pas pour qu’il l’entraîne dans la deuxième guerre mondiale et dans la Shoah. Or, il avait prévu de le faire, et il l’a fait… en trompant ses interlocuteurs sur ses intentions, puis en instaurant sa dictature… Et qu’ont fait les magnats de Thyssen, Krupp, IG Farben, Allianz et autres fleurons de l’économie allemande ? Ils se sont accommodés de la situation, et ont bien profité de la « destruction créatrice ».

Il ne faut se faire aucune illusion et garder à l’esprit que c’est la dictature – et pas la démocratie – qui est inhérente au système capitaliste. Elle est quotidienne dans les relations de travail au sein des entreprises et sur le « marché de l’emploi ». Le mouvement ouvrier, par la lutte, a conquis des droits démocratiques, mais ceux-ci sont remis en cause dès que la classe dominante sent son pouvoir menacé. C’était vrai dans les années trente, cela reste vrai aujourd’hui. Trump inquiète des fractions des possédants, mais il répond en même temps, à sa manière, à une « demande » capitaliste, car l’approfondissement des politiques d’austérité nécessite un pouvoir fort. Que ce soit sous la forme populiste ou sous la forme néolibérale, la tendance autoritaire s’affirme partout : Erdogan, Poutine, Junker, Xi Jiping, Fillon…

 Le « Muslim ban », un coup d’essai


Donald Trump n’est pas un politicien bourgeois comme un autre. C’est un menteur sans scrupule et un manipulateur, à l’instar d’Hitler, de Napoléon III et de quelques autres figures du même acabit. Or, dans les périodes de crise politique et de désarroi, où la bourgeoisie elle-même est profondément divisée, les personnages de ce genre sont capables de monter des coups afin de créer le prétexte de leur dictature – comme Hitler le fit avec l’incendie du Reichstag. Aux yeux de la bourgeoisie, le national-populisme raciste, en désignant des boucs émissaires, peut faciliter l’instauration d’un régime autoritaire. S’il ne rencontre pas une résistance sociale suffisante, la majorité du patronat peut s’y rallier, ou laisser faire.

Analysant en détail l’ordre exécutif sur le « Muslim ban », Laleh Khalili estime qu’il a été conçu délibérément pour créer « l’incertitude et l’arbitraire nécessaires à l’exercice du pouvoir par le fait accompli » [10]. En outre, l’auteure attire l’attention sur le fait que cet ordre exécutif de Trump a été appliqué immédiatement et avec zèle par les fonctionnaires de l’administration des frontières, un milieu très favorable au nouveau président. On peut se demander comment l’affaire aurait évolué sans la résistance sociale antiraciste spontanée et massive.

La crise des partis états-uniens, notamment celle du Parti Républicain, crée un contexte favorable à la « stratégie du choc », et on ne peut que suivre Laleh Khalili quand elle note que « cette méthode convient parfaitement au style autoritaire de Trump et de ses conseillers ». Le principal de ceux-ci, Steve Bannon, est un stratège d’extrême-droite, fondamentaliste chrétien qui ambitionne de détruire l’establishment états-unien pour instaurer une dictature qui fera la guerre à l’islam et à la Chine. Une fois que des individus de ce style s’emparent du pouvoir politique, on ne peut pas exclure qu’ils parviennent effectivement à forcer l’avenir, dans certaines limites.

 Un potentiel de barbarie sans précédent


Les conséquences seraient redoutables. Sur le plan socio-politique, bien sûr. Mais aussi sur le plan environnemental, avec des répercussions sociales et sanitaires majeures. A ce propos, il faut lire le récit de l’audition devant la commission du Sénat de Scott Pruitt, que Trump a désigné pour diriger l’Agence de Protection de l’Environnement : Pruitt ment effrontément, mais ne parvient pas à cacher qu’il ambitionne de démanteler non seulement la (très insuffisante) politique climatique, mais aussi des législations clés portant sur la régulation des émissions de plomb, de mercure, etc. [11].

Jeremy Legget pense que la capacité de nuisance de Trump dans le dossier climatique est limitée, parce que la transition énergétique capitaliste est irréversible [12]. Elle est sans doute irréversible, en effet, étant donné que la chute des prix de l’électricité d’origine renouvelable condamne les fossiles dans les décennies qui viennent. Mais, d’une part, cette transition capitaliste ne sauvera pas le climat, car elle ne respecte ni les contraintes en termes de réduction des émissions, ni les échéances de celle-ci. [13] D’autre part, comme Legget l’admet lui-même, la politique internationale de Trump pourrait, par une fuite en avant dans la guerre, créer une situation de fait où la classe dominante US serait contrainte, qu’elle le veuille ou non, de renvoyer la lutte contre le réchauffement au xième rang des priorités…

Etant donné que nous sommes sur le fil du rasoir, le résultat serait terrible, et probablement irréversible. De ce point de vue, le potentiel de barbarie de Trump dépasse tout ce dont le capitalisme s’est montré capable dans le passé. Comme l’écrit François Chesnais (op. cit.) : « La rencontre par le capitalisme de limites qu’il ne peut pas franchir ne signifie en aucune manière la fin de la domination politique et sociale de la bourgeoisie, encore moins sa mort, mais elle ouvre la perspective que celle-ci entraîne l’humanité dans la barbarie. »

 Rien n’est joué, tout dépend de la lutte

 

Une expression anglaise bien connue affirme que « Every cloud has its silver ligning » (tout nuage a son liséré d’argent). L’impuissance de la gouvernance néolibérale face à l’irrationalité globale croissante ne s’exprime pas seulement à droite dans le Trumpisme. Elle s’exprime aussi à gauche dans la forte radicalisation rendue visible par le mouvement Occupy, puis par la campagne de Bernie Sanders pour l’investiture démocrate. L’élection de Trump renforce spectaculairement cette polarisation.

Les exploité·e·s et les opprimé·e·s ont réagi immédiatement par des mobilisations massives, largement spontanées. Une semaine après la gigantesque Marche des Femmes du 21 janvier, c’est contre le « Muslim ban » que des centaines de milliers de personnes sont passées à l’action. D’autres luttes suivront. Déjà, l’appel à une People’s March for Climate le 29 avril a toutes les chances de dépasser en ampleur la grande manifestation « climat » qui avait rassemblé 300’000 personnes à New York en 2014.

Dans cette lutte, il n’y a rien à attendre des politiciens démocrates. Bernie Sanders les effrayait davantage que Trump. Ils parlent de démocratie, mais incarnent une politique néolibérale à bout de souffle et qui devient elle-même de plus en plus autoritaire. La seule stratégie réaliste consiste à développer les mobilisations et à les faire converger en tentant de les orienter dans un sens anticapitaliste. Car il s’agit de tirer la leçon du succès de Bernie Sanders dans la primaire démocrate : c’est seulement en opposant une rationalité écosocialiste – la rationalité de la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect de l’environnement – à la fausse rationalité partielle du capital qu’il est possible de faire barrage à Trump.

Il est de l’intérêt des exploité-e-s et des opprimé-e-s partout dans le monde de marquer leur solidarité la plus large et la plus active avec les mobilisations aux Etats-Unis. D’ailleurs, il ne s’agit pas de solidarité, mais de combat commun. Car l’intérêt commun des exploité-e-s et des opprimé-e-s du monde entier est de battre Trump. Sa défaite sera celle de tous les despotes – ou candidats despotes – qui jouent du nationalisme ou du populisme pour asservir les populations.

L’épreuve de force engagée aux Etats-Unis est de portée planétaire. Si le trumpisme est battu, ou s’il doit « dégager » sous la pression de la rue, cette victoire encouragera partout la contre-offensive des peuples. S’il devait gagner, par contre, il faudrait commencer à craindre sérieusement le risque d’une troisième guerre mondiale.

Daniel Tanuro, 7 février 2017

Merci à Dan La Botz et à Charles-André Udry pour leurs suggestions

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