dimanche 3 janvier 2016

Grèce. Le patinage mémorandaire de Tsipras sur une fine couche de glace, par Petros Papakonstantinou


Ceux qui continuent à croire – parce qu’ils ont besoin de croire – que le «système germanique» (le pouvoir Merkel-Schäuble) n’a pas d’autre envie que de renverser le deuxième gouvernement SYRIZA-ANEL (mis en place le 21 septembre) doivent avec difficulté croire leurs yeux s’ils lisent l’article principal récent de la Süddeutsche Zeitung (du 8 décembre 2015) qui est dans tous les cas un journal fort influent [publié en Bavière et se situant au «centre» par rapport à la Frankfurter Zeitung].

Ainsi Mike Szymanski écrit, après un intertitre «Etonnamment robuste»: «Presque à un rythme hebdomadaire, le gouvernement d’Alexis Tsipras fait passer à coups de fouet dans le parlement des réformes qui impliquent des économies de milliards d’euros. Chaque loi, en tant que telle, apporte des douleurs. N’importe quel autre pays aurait été déchiré suite à une politique aussi radicale. Pourtant, le gouvernement, avec une majorité de juste trois votes [153 sur 300], apparaît incroyablement résistant, comme on peut le constater suite à l’approbation du budget de rigueur de 2016» [le collectif budgétaire a été adopté, dans sa totalité, le 16 décembre 2015].

Toutefois, le Tageszeitung (la TAZ), le journal «alternatif» de gauche de Berlin, n’exprime pas la même sympathie pour le gouvernement «résistant» de SYRIZA-ANEL que la Süddeutsche Zeitung. Il écrit, le même jour, qu’Alexis Tsipras «ne nous envoie pas ses vœux pour les fêtes, mais encore un tour de rigueur… En Grèce, l’opinion commune balance entre abdication et colère. Nombreux sont ceux qui regardent Tsipras en tant que traître, puisqu’il avait promis de mettre fin à la politique de rigueur de ses prédécesseurs, mais se trouve maintenant obligé de coopérer avec Bruxelles plus étroitement que tous ses prédécesseurs.»

C’est la vie… On se fait des nouveaux amis, on perd des anciens… De toute façon, dans la conscience d’Alexis Tsipras le bras de la balance penche, incontestablement, du bon côté [voir le bilan de SYRIZA par Antonis Ntavanellos publié sur ce site en date du 18 et du 20 décembre 2015]. Sa réponse à Dora Bakoyannis [ex-maire d’Athènes à l’époque des Jeux olympiques, ex-ministre sous Karamanlis, figure de la Nouvelle Démocratie, de la famille de Mitsotakis] en témoigne. Elle l’avait accusé de «suffisance». Tsipras a répondu, lors d’une séance parlementaire: «Un peu de suffisance serait justifiée de la part d’un homme qui ne vient pas d’une famille de politiciens et qui a pu quand même devenir premier ministre dans sa quarantaine.» Voilà un véritable Gulliver, dans un pays – et un parti – des Lilliputiens. Il n’a pas de complexe «de gauche», ni la pruderie de dire les choses telles qu’elles sont!

Evidemment, la débordante estime de soi (pour utiliser une formule de politesse) du Premier ministre n’est pas fondée sur le travail impressionnant de son (nouveau) gouvernement au cours de ses trois mois de vie. On peut énumérer: 1° la mise en route de l’amputation des retraites [qui seront réduites, finalement, de 44% pour la retraite de base, après que la proposition d’une coupe de 30% a été refusée par les créanciers]; la réduction drastique des allocations de chauffage [le chauffage au bois est interdit à Athènes depuis le 21 décembre, à cause du smog, le secrétaire d’Etat aux Finances Tryfon Alexiadis a édicté, le 10 décembre, des règles de subventionnement qui diminuent d’au moins de 50%, pour 2015, le nombre d’aides à l’huile de chauffage pour les bas revenus par rapport à 2014; ces subventions seront attribuées entre février et juin 2016!]; 3° la libération de la vente aux enchères des résidences principales [en cas de dette hypothécaire non financée]; 4° la privatisation des ports [complète pour le Pirée et Thessalonique], des aéroports [14 aéroports régionaux] et de l’ADMIE – une filiale de l’entreprise publique d’électricité qui gère le réseau de distribution [avec les coupes qui en découleront en cas de retard de paiement]; 5° la liquidation des banques pour presque rien [exemple de la filiale en Turquie – Finansbank – de la Banque nationale grecque vendue pour une bouchée de pain, à la Banque nationale du Qatar]; 5° l’abandon des dettes dans le rouge [dépassement des échéances] aux fonds spéculatifs.


Le seul facteur qui réussit à nourrir l’ego très exigeant du Premier ministre est l’inexistence de ses concurrents politiques dans le parlement. D’un côté, les partis mémorandaires [ayant adopté et appliqué deux mémorandums en 2010 et 2012 et ayant voté en juillet le 3e mémorandum appliqué actuellement] – soit la Nouvelle Démocratie en priorité [1], sans mentionner le quasi défunt Pasok – sont perdus dans une crise de stratégie difficilement insurmontable, puisqu’ils ont soussigné avec SYRIZA les engagements insupportables envers les créanciers. De l’autre côté, le KKE (PC) continue, avec persévérance, à cultiver sa propre et exclusive «petite propriété» à l’aile gauche du système politique bourgeois. Cela pour éviter le risque que son «corps» politique, formaté par le stalinisme, soit «infecté» par des idées nouvelles et dangereuses. Sa ligne radicale, sectaire, aboutissant à réclamer l’hégémonie dans un mouvement de masse est véritablement dangereuse. Au niveau de l’appareil dirigeant du KKE, le dépassement des rites rigides de «défense du parti» est exclu.

Malgré tout cela, Alexis Tsipras a assez de bon sens politique pour ne pas prendre trop au sérieux ses propres vantardises. Il sait que dans notre époque difficile les gouvernements ne sont pas renversés par l’opposition, mais par leur pire ennemi: c’est-à-dire par eux-mêmes et par la politique qu’ils appliquent. Il sait que sa capitulation honteuse a pétrifié «le monde», surtout le peuple blessé de la gauche. Le prix à payer était qu’il soit obligé à effectuer des pirouettes constantes sur une couche de glace assez fine, avec les risques qui en découlent. Les manifestations récentes, les deux grèves générales [du 12 novembre et celle nettement inférieure du 3 décembre] et la manifestation à l’occasion de l’anniversaire du massacre [le 17 novembre 1973] de la Polytechnique ont révélé les premières fissures et ont confirmé notre suspicion que, sous le glacier politique qui nous a enveloppés, existent encore des flots de colère qui coulent, sans qu’ils puissent trouver une ouverture vers la surface.

Ce sont ces cris et ces murmures du corps social qui font pression sur les cadres et les députés de SYRIZA et imposent à Maximou [la résidence de Tsipras] la peur d’un «accident» parlementaire. D’où le «message » presque quotidien qu’envoient au groupe parlementaire de SYRIZA le Premier ministre lui-même et ses collaborateurs les plus proches [2]. D’où le grotesque du «consensus national», de la réunion du conseil des chefs des partis parlementaires dans la résidence présidentielle, des ouvertures improbables tantôt vers le Pasok et To Potami (la Rivière), et tantôt vers Vassilis Leventis (Union des centristes), pour la recherche de réserves de votes, à la carte ou selon le menu, en cas d’une «désertion» d’une élue de SYRIZA.

Donc, l’éventualité d’événements politiques importants – pas nécessairement des élections – est réelle et oblige les forces de la gauche radicale (ici l’Unité Populaire) à la prendre en compte. Pourtant, l’usure de la majorité parlementaire actuelle et les changements au plan gouvernemental ne se traduiront pas nécessairement en un revirement d’une partie importante du monde vers la Gauche radicale, quelle que soit la définition que l’on donne à cette dénomination. D’autant plus que la combinaison du déluge mémorandaire se combine avec la crise des refugiés et la condescendance d’un secteur de la «gauche radicale» qui fait suite au tournant mémorandaire de SYRIZA. Cela crée le danger très sérieux de voir être renforcées les tendances extrêmes réactionnaires et nationalistes, Aube Dorée (néonazie) n’étant juste qu’une de ses expressions possibles parmi d’autres.

Sur ce fond, les forces de la gauche radicale anti-mémorandaires doivent tout d’abord s’enraciner et exprimer leur potentiel au mieux dans les mouvements sociaux qui vont se développer inévitablement – même de façon sporadique et fragmentée, au début – dans la période prochaine. Chaque succès, chaque renversement ou délai imposé à l’application des mesures mémorandaire [ce fut le cas pour l’adoption de la loi concernant les coupes dans les retraites, elle était prévue pour décembre 2015 et reportée à fin janvier ou début février] sera précieux pour restaurer le moral, la confiance en soi, l’expression et le niveau des exigences des forces populaires qui ont subi une sérieuse blessure.

En même temps, il est urgent de formuler un programme alternatif convaincant sur une sortie du système des mémorandums et de la dette. Cette absence est devenue évidente après le 13 juillet 2015 et surtout durant la période préélectorale. Programme alternatif ne signifie pas, pour la gauche radicale, une somme de revendications syndicales et des visions sur la vie future, ni une sorte de cheval allant au trot pour assurer une voie de développement national, une voie technocratique et de type gouvernemental. Cela signifie, ou devrait signifier, la formulation de notre propre récit sur le renversement du présent rigoureux et mémorandaire, un renversement agi par les classes exploitées·e·s, contenant des idées essentielles sur la Grèce que nous voulons et sur sa position et insertion dans le «monde difficile» qui nous entoure. La sortie de l’euro et le conflit avec l’UE représentent le nœud gordien que nous devons trancher, comme cela a été démontré par l’expérience douloureuse du premier gouvernement SYRIZA-ANEL. Il ne s’agit en aucune manière d’une idée fixe «patriotique» [cela renvoie à la phase ultime d’une bataille anti-mémorandaire, à sa conclusion transitoire].

Face au danger qu’une défaite historique du mouvement ouvrier et de la gauche soit stabilisée, rendue permanente et étendue, il devient de plus en plus urgent de former un front uni d’action stabilisée de toutes les forces sociales et politiques qui s’engage dans la lutte anti-mémorandaire et anti-impérialiste. Même si cette unité est utile dans les luttes partielles, elle ne suffit pas. Rien ne peut justifier dans la situation actuelle, tellement critique, des querelles sur des petits détails et des retranchements sectaires qui sentent un narcissisme nourri de petites différences.

Finalement, il est nécessaire que nous fassions tous notre autocritique sur les désillusions et les défaites de la période antérieure. C’est une exigence du monde qui nous entend et nous examine (au sens positif), c’est une nécessité qui découle du déroulement même du processus lui-même au cours des cinq ans passés; un processus qui a révélé que les paradigmes de la «gauche radicale» sont en crise, chacun sous sa propre forme.

L’Unité populaire (la nouvelle formation politique) a déclaré, dès sa formation, qu’elle ne se définit pas en tant que solution toute prête, mais en tant qu’entreprise ouverte visant à constituer le front radical et anti-mémorandaire dont le monde du travail a besoin. Non pas en tant que répétition, même améliorée, des projets de la «gauche radicale» passée, qui ont finalement échoué, mais en tant qu’une entreprise nouvelle dont l’objectif est de recomposer-refondre complètement la gauche. Son parcours jusqu’aujourd’hui confirme, je crois, la sincérité de ses intentions. Il est vrai pourtant que les vraies difficultés sont devant nous. Et pour nous tous. (Article publié en page 3 du dernier numéro du bimensuel de DEA; traduction et édition par A l’Encontre)
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Petros Papakonstantinou est un des membres de la direction de l’Unité Populaire. Il était, antérieurement, un des dirigeants de la coalition Antarsya. Il est l’auteur d’un ouvrage, publié en 2015, La gauche, le gouvernement et l’Etat qui discute, avec de nombreux textes, des expériences passées et présentes.
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[1] Reporté dans un premier temps – pour cause de dysfonctionnement du système informatique et craintes qu’un vote avec des bulletins de papier donne lieu à des bourrages d’urnes, selon les endroits et les fractions en lutte – le premier tour des élections internes de la Nouvelle démocratie (ND) a donné les résultats suivants: 1° les deux candidats soutenus par le clan Karamanlis, soit les plus aptes à passer un accord pour un gouvernement «d’union nationale», en cas de perte de la majorité fragile de 153 députés par l’exécutif présidé par Tsipras, ont recueilli: 42% de voix pour Evangelos Meimarakis (président intérimaire de la ND) et 27% pour Kyriakos Mitsotakis (frère de Dora Bakoyannis); les deux candidats très marqués à droite, liés au clan d’Antonis Samaras, – ex-premier ministre de juin 2012 au 26 janvier 2015 – ont obtenu: a) 21% des suffrages pour Apostolos Tzitzikosta, b) 10% des suffrages pour l’ex-ministre de la Santé, de juin 2013 à juin 2014, Adonis Georgiadis. Il se situe à la droite extrême et vient du LAOS (L’Alerte populaire orthodoxe), avant d’adhérer à la ND présidée par Samaras depuis 2009. Si la ND reste un parti fort important, son positionnement dans le champ politique actuel suscite des batailles internes déchirantes, comme le traduisent les résultats de ces élections primaires qui n’ont pas permis à un des quatre candidats d’obtenir une majorité absolue. Un deuxième tour doit donc avoir lieu. Sur ce champ de bataille, l’alliance SYRIZA-ANEL s’impose à l’essentiel des créanciers comme solution pratique dans cette phase, mais la majorité parlementaire reste fragile. (Réd. A l’Encontre)

[2] Tsipras et ses plus proches collaborateurs ont organisé des rencontres «privées», entre «quatre yeux», avec chacun·e des parlementaires de SYRIZA pour leur passer le message suivant : «soit tu votes toutes les lois issues du 3e mémorandum, soit tu démissionnes et tu laisses ton siège à celui ou celle qui te suit sur la liste électorale. 

En effet, n’oublie pas que c’est moi qui ai sélectionné tous les candidats pour les élections de septembre 2015.» La méthode est peut-être brutale, mais sa physionomie autoritaire – en fait, assez traditionnelle dans la social-démocratie – a suscité quelques petits remous et des «confidences» anticipatrices. Néanmoins, les divers avantages d’un poste de député en Grèce suscitent, pour l’heure, une écoute attentive majoritaire parmi les élus. Face à l’autre brutalité – celles des mesures qu’il «faut» voter et face à des avertissements populaires, fin janvier ou février 2016, lors du vote sur les retraites – quelques députés pourraient tendre une oreille, ou même leur conscience, vers d’autres voix, populaires. La majorité SYRIZA-ANEL est donc incertaine, ne serait-ce qu’au plan arithmétique. (Réd. A l’Encontre)

[3] Selon un sondage effectué par l’Université de Macédoine pour la chaîne de TV Skai-TV, durant les deux jours 14 et 15 décembre 2015, 90% des personnes interrogées s’attendent, pour 2016, à des mesures encore plus austères que celles appliquées jusqu’à maintenant; 77,5% pensent que les développements pour le pays se font dans une direction erronée et 57% des personnes ayant voté pour SYRIZA l’affirment aussi. Enfin, 67% des votants SYRIZA ne sont pas satisfaits par son programme actuel. (Réd. A l’Encontre)

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