lundi 2 novembre 2015

Turquie : les élections de la terreur et de la fraude, par Emre Ongün




Le voyage en bus depuis Istanbul s’était bien passé, entre camarades, entre jeunes qui voulaient participer à ce grand moment. Tout le monde le confirmait : cela allait être énorme ; une marée humaine pour la Paix, la Démocratie et le Travail. On avait concentré toutes les forces pour un rassemblement, mais de masse, contre Erdogan et sa clique. De plus, il faisait plutôt bon à Ankara bien qu’on était au mois d’octobre. Avant de rejoindre son cortège, elle passa voir son père qui était avec son syndicat. Ils étaient brouillés ces derniers temps. Ils se réconcilièrent, se dirent qu’ils s’aimaient, c’était un bon jour pour cela. Puis elle rejoignit ses camarades, environ 50 mètres plus loin. C’est là où son corps fut déchiqueté par l’explosion de la bombe sous les yeux de son père. DicleDeli est une parmi la centaine de camarades tués à Ankara par l’attentat suicide commis par l’Etat Islamique sous la bienveillance du gouvernement turc. Elle aurait eu 18 ans hier, 1er novembre 2015, jour des élections législatives en Turquie.

L’ombre de sa mort porte sur cette date pour ses proches comme l’ombre des 6 mois d’intense terreur d’Etat a porté sur les élections législatives turques.


Les mass medias indiquent la victoire de l’AKP. Au pire, elles font référence à la stabilité, au mieux, évoquent l’extrême tension dans le pays et les accusations de fraude. Les résultats présentés sous formes de graphiques et le nombre de députés par parti ont, en quelque sorte, un aspect familier et se présentent ainsi :


Juin 2015
Novembre 2015



AKP
40,9%
49,4%
CHP
25,0%
25,4%
MHP
16,3%
12,0%
HDP
13,1%
10,6%

CHP= « centre-gauche », étatiste, nationaliste. MHP=ultranationaliste turc, HDP=mouvement de libération kurde, gauche radicale et démocrates. Pour rappel : un parti doit obtenir 10% à l’échelle nationale pour pouvoir entrer au parlement.

Un scrutin sous le signe de la fraude et de l’intimidation

Il y a plusieurs partis au parlement, un qui gagne d’autres qui perdent alors certes cela ne semble pas s’être passé très régulièrement mais dans ces pays-là sais-t-on jamais ? Et puis « le terrorisme » a frappé etc…Il est vrai que le gouvernement turc adopta un recueillement de façade mais la haine des victimes de l’Etat Islamique transpirait dans toutes les prises de paroles du gouvernement ou de l’AKP. Cette haine trouva sa traduction dans des manifestations publiques dont la plus explicite fut les huées continues lors de la minute de silence pour les victimes lors du match de football Turquie-Islande dans la ville de Konya. Il n’y eut bien sûr aucune enquête ou de déclaration condamnant cela. La minute n’était là que pour la forme et il était clair qu’elle ne devait pas être respectée.

Ce camouflage de la réalité relayée par paresse, incompétence ou la « raison d’Etat » (l’autre nom d’ « intérêts capitalistes ») doit pourtant être battu en brèche.

Le scrutin lui-même a fait l’objet de fraudes indéniables et importantes qui n’ont pas d’équivalents récents en Turquie. L’AKP avait déjà eu recours à la fraude dans des cas particuliers, notamment lors des dernières élections locales pour garder de justesse la mairie d’Ankara avec l’improbable coupure d’électricité dans des bureaux de vote… en raison d’un chat selon l’explication officielle. Mais lors de ces élections, l’extension de la fraude fut bien plus importante. Un florilège d’exemples de fraudes avérés est disponible ici : http://www.kedistan.net/2015/11/02/fraude-electorale-petit-florilege/

Des résultats « après ouverture de toutes les urnes » furent annoncés par les médias 2-3 heures seulement après la clôture des bureaux de vote... alors même que de nombreuses urnes n’avaient pas été dépouillées, il était de toute façon impossible de réaliser un tel exploit de « comptage » en si peu de temps. Il existe plusieurs cas où le nombre de voix comptés par les scrutateurs et le nombre de voix enregistrés par le Haut Conseil Electoral sont significativement différents. Outre la fraude au sens strict, les forces de l’Etat ont multiplié les intimidations envers les électeurs, en particulier dans le Kurdistan turc. A l’entrée des bureaux de vote, des policiers, en tenue de commando et en armes (voir photo), « accueillaient » les électeurs kurdes et circulaient mitraillette à la main dans les bureaux. Des observateurs, parmi lesquels des étrangers, ont été mis en garde à vue.

La première réaction des co-présidents du HDP a été extrêmement mesurée. Ils soulignèrent le contexte dans lequel se sont tenus les élections, ont considéré le score comme « une victoire » vu les circonstances et n’ont guère insisté sur les fraudes. Cela n’est pas forcément être le dernier mot du parti. A l’heure où ces lignes sont écrites, les discussions continuent au sein de sa direction et les députés ne font pas de déclaration à la presse. Même si la fraude et son ampleur ne font pas de doute, il semble au sein du HDP que le recul ne peut pas être expliqué uniquement par cela mais qu’il est réel (sans être de cette ampleur). Un autre élément est que les autres partis au parlement ne prennent pas le chemin de la contestation des résultats (le président du parti ultranationaliste MHP a annoncé sa démission).

Le terme de « victoire » pour le score du HDP ne peut pas être considéré comme une fanfaronnade. Ce scrutin a couronné 6 mois de répression, de violences et de calomnies intenses. Le rappel de certains chiffres permet d’avoir une idée de ce qu’a été cette période :

Un contexte de terreur étatique

A cela, il faut ajouter le véritable embargo dans les médias contre le HDP et la puissance des mensonges proférées par les titres contrôlés par l’AKP (et dont le nombre augmente par des saisines). Ainsi, ces titres ont annoncé, entre autres, que l’attentat d’Ankara était l’œuvre d’une « collaboration » entre l’Etat Islamique et le PKK (l’organisation politico-militaire de kurdes de Turquie)… il ne faut jamais oublier que des aberrations de ce type ont pour principal fonction de couvrir des crimes avec l’assentiment du pouvoir turc.

Il convient aussi de mettre en perspective le score de 10,7% qui aurait été considéré comme acceptable par beaucoup des membres du HDP et de ses soutiens il y a juste un an. Il ne faut pas oublier que le 13% de juin était une surprise agréable pour beaucoup de camarades, une idée largement partagé étant que passer la barre des 10% était le véritable enjeu. Ce score est donc atteint malgré une répression féroce et une campagne de calomnie décuplée dans des conditions plus dures encore que lors de la campagne précédente.

Néanmoins, la situation est bien plus périlleuse qu’une base solide de 10-11% à partir de laquelle une progression peut être envisagée. La répression politique et sociale de la part du gouvernement va continuer. Dans le même temps, il ne fait guère de doute que l’appel du maquis et des armes sera encore plus fort pour de nombreux jeunes kurdes, en particulier ceux vivant encore au Kurdistan turc. Et comment pourrait-il en être autrement ? La politique civile et le processus de négociations ne leur a rien apporté. Au contraire, la répression s’intensifie, la misère est toujours là. Le maquis garde son prestige qui a toujours été énorme. 

Si le HDP a pu à un moment apparaître comme une option (et encore dans quelle mesure pour ces jeunes ?), l’hypothèse « forcer la reprise des négociations par la jonction avec les courants démocratiques turcs à travers la politique civile du HDP » perd de son potentiel. Quelle portée pour le discours de paix si la partie en face se contente de massacrer, réprimer et tricher ? De nombreuses localités rurales et urbaines du Kurdistan turc sont déjà en situation insurrectionnelle. Cela ira logiquement avec une plus grande aspiration à l’indépendantisme plutôt que vers « l’autonomie dans une Turquie démocratique » mis en avant par le HDP et les « civils » (mais aussi Abdullah Öcalan, leader du PKK en isolement et référence ultime du mouvement de libération kurde de Turquie et qui est à l’isolement en prison).

La question des relations entre le HDP, qui est une force plurielle et qui a son autonomie politique, avec le PKK et sa mouvance, de manière plus large, les relations entre les kurdes du Kurdistan (en particuliers les jeunes) et les kurdes hors Kurdistan (la majorité) et entre les courants de gauche turcs et les kurdes sera aussi fondamentale que compliqué. Cet aspect a d’ores et déjà joué un rôle pour ces élections, que cela soit en ce qui concerne les affrontements armée-PKK par rapport au discours du HDP ou, dans l’autre sens, l’évolution des kurdes conservateurs.

L’AKP, une victoire à la Pyrrhus ?

Du côté de l’AKP, s’être maintenu au pouvoir en renforçant sa mainmise est un succès mais à court terme. Etre majoritaire au parlement ne règle que la question d’un gouvernement formel mais aucune question de fond. Au premier chef, la question nationale kurde. Choisir de mettre fin au processus de paix et prendre le chemin de la guerre pour se maintenir au pouvoir, utiliser des troupes spéciales pour terroriser la population civile du Kurdistan, des bandes fascistes pour des pogroms dans le reste du pays, laisser faire des bombes-humaines de l’Etat Islamique comme matraque contre l’opposition démocratique est une chose. 

Mener la guerre civile contre une guérilla opérant sur son territoire en est une autre, pour cela des équipes spéciales et des irréguliers ne suffisent pas. Une contre-guerilla de cette ampleur nécessite l’armée en tant que tel, et si cette armée est domestiquée par Erdogan, elle donne des signes de « fatigue » et de démoralisation dans sa hiérarchie alors même que la voie de l’AKP signifie une intensification des affrontements.

Le choix de la guerre doit s’accompagner d’une certaine prospérité économique. L’arrivée de l’AKP au pouvoir ne correspond pas à une défaite des partis qui le précédaient face au PKK. Au contraire, sans que cela signifie une victoire définitive, l’arrestation et la mise en détention d’Abdullah Öcalan avait assuré au premier ministre pseudo-gauche et ultranationaliste de BülentEcevit une indéniable popularité. Il fut pourtant balayé quelques années plus tard. La principale raison de l’effondrement du système partidaire pré-AKP a été l’effondrement conjoncturel de l’économie et l’incapacité de gouvernements corrompus à y faire face.

L’AKP est parvenu à remplir la place, à diriger, tout en l’alimentant une croissance économique inédite basée sur l’exportation de produits industriels permettant une accumulation de capital sans précédent au bénéficie des capitalistes turcs déjà présents, mais aussi un nouveau grand capital pieux et un de capitalistes moyens conservateurs. Or, aujourd’hui, la fragilité économique de la Turquie saute aux yeux. Si nous n’évoquerons pas cela dans cet article, la Turquie est l’un des pays « émergents » qui donne le plus d’inquiétude. Une crise économique a déjà commencé, elle va s’amplifier et toucher de plein fouet le pays et le gouvernement qui s’est maintenu à sa tête. La Turquie de la période à venir sera probablement ingouvernable.

Un scénario possible est que ce mécontentement populaire et les débats politiques se fassent sur le dos de tout ce qui n’est pas turc-sunnite-homme-hétérosexuel permettant la surexploitation capitaliste malgré la crise économique alors que dans le même temps la guérilla au Kurdistan renforcée soit assez forte pour résister mais pas assez pour changer fondamentalement la situation.

La responsabilité des dirigeants européens et nos tâches

Dans tous les cas, la tâche des anticapitalistes et anti-impérialistes est d’autres aux côtés du HDP et de ses soutien dans la gauche radicale turque ainsi que de soutenir le droit à l’autodétermination du peuple kurde quel que soit la voie qu’elle se choisit. Cette tâche de solidarité a un volet spécifiquement par rapport au gouvernement français. En effet, les dirigeants européens (des états membres et de l’UE) portent une lourde responsabilité dans la situation actuelle. 

La Turquie est désormais le sous-traitant de la politique raciste de refoulement des réfugiés par l’Union Européenne. Cela, et les contrats signés avec des grands groupes européens, lui assurent la complicité des dirigeants européens et participent à la tragique situation actuelle. Lorsque F.Hollande a félicité R.T.Erdogan pour son engagement contre l’Etat Islamique après l’attentat de Suruç (ville où des attentats suicides de l’EI, que l’état turc a laissé faire, a causé la mort de 33 révolutionnaires). Les paroles de Manuel Valls n’a pointé que « le terrorisme » au sujet du carnage d’Ankara, laissant entendre l’absurde à savoir que le PKK pourrait être impliqué et passant sous silence toute la responsabilité de l’Etat turc. De beaux exemples de rapports cordiaux et diplomatiques. 

En agissant de la sorte Hollande, Valls et leurs acolytes ne se sont pas seulement déshonorés. Plus grave, cela a été le signal à Erdogan qu’avec un minimum de couverture formel, il pourrait continuer à massacrer une partie de son peuple... tout cela pour l’illusion qu’il puisse gérer la crise des réfugiés. Le résultat va être plutôt des réfugiés cantonnés dans des conditions de plus en plus difficiles en Turquie, qui ne renonceront donc pas à vouloir aller en Europe dans des conditions de plus en plus dangereuses. Avec cette politique européenne, aux frontières de l’Europe, la Turquie continuera à sombrer dans la guerre civile avec des groupes ultra-radicaux sunnitesde connivence avec « l’Etat profond » pourchassant des opposants syriens (deux ont été décapités récemment par l’Etat Islamique… à Urfa, c’est-à-dire sur le territoire de l’état turc ! ) et servant d’appui quand nécessaire au gouvernement. 

Une tâche urgente pour l’heure est de constituer les bases d’une campagne unitaire visant spécifiquement la politique française sur la question pour la démonter et la combattre, Ensemble ! en sera.

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