Le voyage en bus depuis Istanbul s’était bien passé, entre
camarades, entre jeunes qui voulaient participer à ce grand moment. Tout le
monde le confirmait : cela allait être énorme ; une marée humaine
pour la Paix, la Démocratie et le Travail. On avait concentré toutes les forces
pour un rassemblement, mais de masse, contre Erdogan et sa clique. De plus, il
faisait plutôt bon à Ankara bien qu’on était au mois d’octobre. Avant de
rejoindre son cortège, elle passa voir son père qui était avec son syndicat.
Ils étaient brouillés ces derniers temps. Ils se réconcilièrent, se dirent
qu’ils s’aimaient, c’était un bon jour pour cela. Puis elle rejoignit ses
camarades, environ 50 mètres plus loin. C’est là où son corps fut déchiqueté par l’explosion de la bombe sous les yeux de son père. DicleDeli
est une parmi la centaine de camarades tués à Ankara par l’attentat suicide
commis par l’Etat Islamique sous la bienveillance du gouvernement turc. Elle
aurait eu 18 ans hier, 1er novembre 2015, jour des élections
législatives en Turquie.
L’ombre de sa mort porte sur cette date pour ses proches
comme l’ombre des 6 mois d’intense terreur d’Etat a porté sur les élections
législatives turques.
Les mass medias
indiquent la victoire de l’AKP. Au pire, elles font référence à la stabilité,
au mieux, évoquent l’extrême tension dans le pays et les accusations de fraude.
Les résultats présentés sous formes de graphiques et le nombre de députés par
parti ont, en quelque sorte, un aspect familier et se présentent
ainsi :
Juin 2015
|
Novembre 2015
|
|
AKP
|
40,9%
|
49,4%
|
CHP
|
25,0%
|
25,4%
|
MHP
|
16,3%
|
12,0%
|
HDP
|
13,1%
|
10,6%
|
CHP= « centre-gauche », étatiste, nationaliste.
MHP=ultranationaliste turc, HDP=mouvement de libération kurde, gauche radicale
et démocrates. Pour rappel : un parti doit obtenir 10% à l’échelle
nationale pour pouvoir entrer au parlement.
Un scrutin sous le
signe de la fraude et de l’intimidation
Il y a plusieurs partis au parlement, un qui gagne d’autres
qui perdent alors certes cela ne semble pas s’être passé très régulièrement
mais dans ces pays-là sais-t-on jamais ? Et puis « le
terrorisme » a frappé etc…Il est vrai que le gouvernement turc adopta un
recueillement de façade mais la haine des victimes de l’Etat Islamique
transpirait dans toutes les prises de paroles du gouvernement ou de l’AKP.
Cette haine trouva sa traduction dans des manifestations publiques dont la plus
explicite fut les huées continues lors de la minute de silence pour les
victimes lors du match de football Turquie-Islande dans la ville de Konya. Il
n’y eut bien sûr aucune enquête ou de déclaration condamnant cela. La minute
n’était là que pour la forme et il était clair qu’elle ne devait pas être
respectée.
Ce camouflage de la réalité relayée par paresse,
incompétence ou la « raison d’Etat » (l’autre nom d’ « intérêts
capitalistes ») doit pourtant être battu en brèche.
Le scrutin lui-même a fait l’objet de fraudes indéniables et
importantes qui n’ont pas d’équivalents récents en Turquie. L’AKP avait déjà eu
recours à la fraude dans des cas particuliers, notamment lors des dernières
élections locales pour garder de justesse la mairie d’Ankara avec l’improbable
coupure d’électricité dans des bureaux de vote… en raison d’un chat selon
l’explication officielle. Mais lors de ces élections, l’extension de la fraude
fut bien plus importante. Un florilège d’exemples de fraudes avérés est disponible
ici : http://www.kedistan.net/2015/11/02/fraude-electorale-petit-florilege/
Des résultats « après ouverture de toutes les
urnes » furent annoncés par les médias 2-3 heures seulement après la
clôture des bureaux de vote... alors même que de nombreuses urnes n’avaient pas
été dépouillées, il était de toute façon impossible de réaliser un tel exploit
de « comptage » en si peu de temps. Il existe plusieurs cas où le nombre
de voix comptés par les scrutateurs et le nombre de voix enregistrés par le
Haut Conseil Electoral sont significativement différents. Outre la fraude au
sens strict, les forces de l’Etat ont multiplié les intimidations envers les
électeurs, en particulier dans le Kurdistan turc. A l’entrée des bureaux de
vote, des policiers, en tenue de commando et en armes (voir photo),
« accueillaient » les électeurs kurdes et circulaient mitraillette à
la main dans les bureaux. Des observateurs, parmi lesquels des étrangers, ont
été mis en garde à vue.
La première réaction des co-présidents du HDP a été
extrêmement mesurée. Ils soulignèrent le contexte dans lequel se sont tenus les
élections, ont considéré le score comme « une victoire » vu les
circonstances et n’ont guère insisté sur les fraudes. Cela n’est pas forcément
être le dernier mot du parti. A l’heure où ces lignes sont écrites, les
discussions continuent au sein de sa direction et les députés ne font pas de
déclaration à la presse. Même si la fraude et son ampleur ne font pas de doute,
il semble au sein du HDP que le recul ne peut pas être expliqué uniquement par
cela mais qu’il est réel (sans être de cette ampleur). Un autre élément est que
les autres partis au parlement ne prennent pas le chemin de la contestation des
résultats (le président du parti ultranationaliste MHP a annoncé sa démission).
Le terme de « victoire » pour le score du HDP ne
peut pas être considéré comme une fanfaronnade. Ce scrutin a couronné 6 mois de
répression, de violences et de calomnies intenses. Le rappel de certains
chiffres permet d’avoir une idée de ce qu’a été cette période :
Un contexte de
terreur étatique
A cela, il faut ajouter le véritable embargo dans les médias
contre le HDP et la puissance des mensonges proférées par les titres contrôlés
par l’AKP (et dont le nombre augmente par des saisines). Ainsi, ces titres ont
annoncé, entre autres, que l’attentat d’Ankara était l’œuvre d’une
« collaboration » entre l’Etat Islamique et le PKK (l’organisation
politico-militaire de kurdes de Turquie)… il ne faut jamais oublier que des
aberrations de ce type ont pour principal fonction de couvrir des crimes avec
l’assentiment du pouvoir turc.
Il convient aussi de mettre en perspective le score de 10,7%
qui aurait été considéré comme acceptable par beaucoup des membres du HDP et de
ses soutiens il y a juste un an. Il ne faut pas oublier que le 13% de juin
était une surprise agréable pour beaucoup de camarades, une idée largement
partagé étant que passer la barre des 10% était le véritable enjeu. Ce score
est donc atteint malgré une répression féroce et une campagne de calomnie
décuplée dans des conditions plus dures encore que lors de la campagne
précédente.
Néanmoins, la situation est bien plus périlleuse qu’une base
solide de 10-11% à partir de laquelle une progression peut être envisagée. La répression
politique et sociale de la part du gouvernement va continuer. Dans le même
temps, il ne fait guère de doute que l’appel du maquis et des armes sera encore
plus fort pour de nombreux jeunes kurdes, en particulier ceux vivant encore au
Kurdistan turc. Et comment pourrait-il en être autrement ? La politique
civile et le processus de négociations ne leur a rien apporté. Au contraire, la
répression s’intensifie, la misère est toujours là. Le maquis garde son
prestige qui a toujours été énorme.
Si le HDP a pu à un moment apparaître comme
une option (et encore dans quelle mesure pour ces jeunes ?), l’hypothèse
« forcer la reprise des négociations par la jonction avec les courants
démocratiques turcs à travers la politique civile du HDP » perd de son
potentiel. Quelle portée pour le discours de paix si la partie en face se
contente de massacrer, réprimer et tricher ? De nombreuses localités
rurales et urbaines du Kurdistan turc sont déjà en situation insurrectionnelle.
Cela ira logiquement avec une plus grande aspiration à l’indépendantisme plutôt
que vers « l’autonomie dans une Turquie démocratique » mis en avant
par le HDP et les « civils » (mais aussi Abdullah Öcalan, leader du
PKK en isolement et référence ultime du mouvement de libération kurde de
Turquie et qui est à l’isolement en prison).
La question des relations entre le HDP, qui est une force
plurielle et qui a son autonomie politique, avec le PKK et sa mouvance, de
manière plus large, les relations entre les kurdes du Kurdistan (en
particuliers les jeunes) et les kurdes hors Kurdistan (la majorité) et entre
les courants de gauche turcs et les kurdes sera aussi fondamentale que
compliqué. Cet aspect a d’ores et déjà joué un rôle pour ces élections, que
cela soit en ce qui concerne les affrontements armée-PKK par rapport au
discours du HDP ou, dans l’autre sens, l’évolution des kurdes conservateurs.
L’AKP, une victoire à
la Pyrrhus ?
Du côté de l’AKP, s’être maintenu au pouvoir en renforçant
sa mainmise est un succès mais à court terme. Etre majoritaire au parlement ne
règle que la question d’un gouvernement formel mais aucune question de fond. Au
premier chef, la question nationale kurde. Choisir de mettre fin au processus
de paix et prendre le chemin de la guerre pour se maintenir au pouvoir,
utiliser des troupes spéciales pour terroriser la population civile du
Kurdistan, des bandes fascistes pour des pogroms dans le reste du pays, laisser
faire des bombes-humaines de l’Etat Islamique comme matraque contre
l’opposition démocratique est une chose.
Mener la guerre civile contre une
guérilla opérant sur son territoire en est une autre, pour cela des équipes
spéciales et des irréguliers ne suffisent pas. Une contre-guerilla de cette
ampleur nécessite l’armée en tant que tel, et si cette armée est domestiquée
par Erdogan, elle donne des signes de « fatigue » et de
démoralisation dans sa hiérarchie alors même que la voie de l’AKP signifie une
intensification des affrontements.
Le choix de la guerre doit s’accompagner d’une certaine
prospérité économique. L’arrivée de l’AKP au pouvoir ne correspond pas à une
défaite des partis qui le précédaient face au PKK. Au contraire, sans que cela
signifie une victoire définitive, l’arrestation et la mise en détention
d’Abdullah Öcalan avait assuré au premier ministre pseudo-gauche et
ultranationaliste de BülentEcevit une indéniable popularité. Il fut pourtant
balayé quelques années plus tard. La principale raison de l’effondrement du
système partidaire pré-AKP a été l’effondrement conjoncturel de l’économie et
l’incapacité de gouvernements corrompus à y faire face.
L’AKP est parvenu à
remplir la place, à diriger, tout en l’alimentant une croissance économique
inédite basée sur l’exportation de produits industriels permettant une
accumulation de capital sans précédent au bénéficie des capitalistes turcs déjà
présents, mais aussi un nouveau grand capital pieux et un de capitalistes
moyens conservateurs. Or, aujourd’hui, la fragilité économique de la Turquie
saute aux yeux. Si nous n’évoquerons pas cela dans cet article, la Turquie est
l’un des pays « émergents » qui donne le plus d’inquiétude. Une crise
économique a déjà commencé, elle va s’amplifier et toucher de plein fouet le
pays et le gouvernement qui s’est maintenu à sa tête. La Turquie de la période
à venir sera probablement ingouvernable.
Un scénario possible est que ce mécontentement populaire et
les débats politiques se fassent sur le dos de tout ce qui n’est pas
turc-sunnite-homme-hétérosexuel permettant la surexploitation capitaliste
malgré la crise économique alors que dans le même temps la guérilla au
Kurdistan renforcée soit assez forte pour résister mais pas assez pour changer
fondamentalement la situation.
La responsabilité des
dirigeants européens et nos tâches
Dans tous les cas, la tâche des anticapitalistes et
anti-impérialistes est d’autres aux côtés du HDP et de ses soutien dans la
gauche radicale turque ainsi que de soutenir le droit à l’autodétermination du
peuple kurde quel que soit la voie qu’elle se choisit. Cette tâche de
solidarité a un volet spécifiquement par rapport au gouvernement français. En
effet, les dirigeants européens (des états membres et de l’UE) portent une
lourde responsabilité dans la situation actuelle.
La Turquie est désormais le
sous-traitant de la politique raciste de refoulement des réfugiés par l’Union
Européenne. Cela, et les contrats signés avec des grands groupes européens, lui
assurent la complicité des dirigeants européens et participent à la tragique
situation actuelle. Lorsque F.Hollande a félicité R.T.Erdogan pour son
engagement contre l’Etat Islamique après l’attentat de Suruç (ville où des
attentats suicides de l’EI, que l’état turc a laissé faire, a causé la mort de
33 révolutionnaires). Les paroles de Manuel Valls n’a pointé que « le
terrorisme » au sujet du carnage d’Ankara, laissant entendre l’absurde à
savoir que le PKK pourrait être impliqué et passant sous silence toute la
responsabilité de l’Etat turc. De beaux exemples de rapports cordiaux et
diplomatiques.
En agissant de la sorte Hollande, Valls et leurs acolytes ne se
sont pas seulement déshonorés. Plus grave, cela a été le signal à Erdogan
qu’avec un minimum de couverture formel, il pourrait continuer à massacrer une
partie de son peuple... tout cela pour l’illusion qu’il puisse gérer la crise
des réfugiés. Le résultat va être plutôt des réfugiés cantonnés dans des
conditions de plus en plus difficiles en Turquie, qui ne renonceront donc pas à
vouloir aller en Europe dans des conditions de plus en plus dangereuses. Avec
cette politique européenne, aux frontières de l’Europe, la Turquie continuera à
sombrer dans la guerre civile avec des groupes ultra-radicaux sunnitesde
connivence avec « l’Etat profond » pourchassant des opposants syriens
(deux ont été décapités récemment par l’Etat Islamique… à Urfa, c’est-à-dire
sur le territoire de l’état turc ! ) et servant d’appui quand nécessaire
au gouvernement.
Une tâche urgente pour l’heure est de constituer les bases
d’une campagne unitaire visant spécifiquement la politique française sur la
question pour la démonter et la combattre, Ensemble ! en sera.
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