Résumons à
très grands traits. Le 25 janvier 2015, Syriza remporte les élections
législatives grecques sur un programme de rupture ; le 5 juillet, c’est
un tonitruant « OXI », à 61 %, qui envoie les petits barons de l’ordre
européen dans les cordes ; le lendemain, Yánis Varoufákis, ministre des
Finances grec, est poussé vers la sortie ; le lundi 13 juillet, le
tout-venant apprend que les dix-huit heures de bataille psychologique, à
la fameuse « table des négociations », ont eu raison des espoirs mis
dans le gouvernement grec : capitulation en rase campagne, entend-on. La
couleuvre de l’austérité avalée contre un hypothétique rééchelonnement
de la dette. « J’assume la responsabilité d’un texte auquel je ne crois pas », affirme Tsipras à la télévision publique grecque. Mercredi, le comité central de Syriza rejette l’accord et dénonce « un coup d’État contre toute notion de démocratie et de souveraineté populaire ».
Les ministères démissionnaires partent en claquant la porte, le texte
passe avec les voix de la droite et de la social-démocratie grecques,
les grèves générales repartent et la place Syntagma s’enflamme.
« Trahison » ; la messe est dite. Pour Stathis Kouvélakis, philosophe
francophone, membre du Comité central de Syriza et figure de la
Plateforme de gauche, l’équation s’avère toutefois plus complexe, si
l’on tient à prendre toute la mesure de ces récents événements.
Entretien pour y voir plus clair et, surtout, organiser la riposte.
Ballast
– Vous émettez des réserves quant à la critique de Tsipras en termes
de « trahison », qui revient pourtant fréquemment dans les gauches
radicales européennes depuis l’accord du 12 juillet. Pourquoi la
considérez-vous comme inefficace ?
Stathis Kouvélakis –
Je ne nie pas que le terme de « trahison » soit adéquat pour traduire
une perception spontanée de l’expérience Syriza. Il est évident que les
62 % qui ont voté « non » au référendum et les millions de gens qui ont
cru en Syriza se sentent trahis. Néanmoins, je nie la pertinence
analytique de la catégorie de trahison car elle repose sur l’idée d’une
intention consciente : consciemment, le gouvernement Tsipras aurait fait
le contraire de ce qu’il s’était engagé à faire. Je pense que cette
catégorie obscurcit la réalité de la séquence en cours, qui consiste
dans la faillite d’une stratégie politique bien précise. Et quand une
stratégie fait faillite, les acteurs qui en étaient les porteurs se
retrouvent uniquement face à de mauvais choix ou, autrement dit, à une
absence de choix. Et c’est très exactement ce qui s’est passé avec
Tsipras et le cercle dirigeant du gouvernement. Ils ont cru possible de
parvenir à un compromis acceptable en jouant cette carte de la
négociation – qui combinait une adaptation réaliste et une fermeté quant
à des lignes rouges, dans le but d’obtenir un « compromis honorable ».
Or
la Troïka des créanciers n’était nullement disposée à céder quoi que ce
soit, et a immédiatement réagi, en mettant dès le 4 février le système
bancaire grec au régime sec. Tsipras et le gouvernement, refusant toute
mesure unilatérale, comme la suspension du remboursement de la dette ou
la menace d’un « plan B » impliquant la sortie de l’euro, se sont
rapidement enfermés dans une spirale qui les amenait d’une concession à
une autre et à une détérioration constante du rapport de force. Pendant
que ces négociations épuisantes se déroulaient, les caisses de l’État
grec se vidaient et le peuple se démobilisait – réduit à un état de
spectateur passif d’un théâtre lointain sur lequel il n’avait prise.
Ainsi, quand Tsipras affirme le 13 juillet qu’il n’avait pas d’autre
choix que de signer cet accord, il a en un sens raison. À condition de
préciser qu’il a fait en sorte de ne pas se retrouver avec d’autres
choix possibles. Dans le cas précis de la Grèce, on assiste à une
faillite flagrante de cette stratégie pour la simple raison qu’elle
n’avait prévu aucune solution de repli. Il y a un véritable aveuglement
de Tsipras et la majorité de Syriza dans l’illusion européiste : l’idée
qu’entre « bons européens », nous finirons par nous entendre même si,
par ailleurs, demeurent des désaccords importants ; une croyance dure
comme fer que les autres gouvernements européens allaient respecter le
mandat légitime de Syriza. Et, pire encore, l’idée de brandir l’absence
de « plan B » comme un certificat de bonne conduite européiste, qui fut
le comble de cet aveuglement idéologique...