Alexandre Araujo Costa : Pendant longtemps, les organisations de gauche n’ont pas accordé beaucoup d’attention aux questions environnementales en général, mais au moins depuis le 15e Congrès, la Quatrième Internationale semble s’inquiéter de plus en plus de la dite «crise écologique». Qu’est ce qui a changé ?
Daniel Tanuro : En effet, la plupart des
organisations de gauche ont manqué le rendez-vous dans les années 1960,
quand la dite « crise écologique » a émergé comme une nouvelle question
d’intérêt social général (on peut d’ailleurs fixer une date symbolique
de cette émergence : le livre de Rachel Carson, « Le Printemps
Silencieux », publié en 1962). La raison principale, je pense, est que
ces organisations étaient concentrées principalement sur les guerres et
révolutions anticoloniales dans les pays dominés (Cuba, Algérie, Vietnam
…), sur les mouvements de masse contre la bureaucratie à l’Est
(Pologne, Hongrie) et sur la convergence de la radicalisation des jeunes
et des travailleurs en Occident (Mai 68, le « mai rampant italien de 69
»,…).
Mais cette raison n’est pas la seule, à mon avis. Il faut aussi
admettre que la crise écologique mettait les organisations de gauche mal
à l’aise sur le plan théorique. Par exemple, de nombreux auteurs se
sentaient mal à l’aise avec la dénonciation de la technologie
capitaliste et avec l’idée même de limites à la croissance. L’œuvre de
Marx est très riche sur ces sujets, mais tout s’est passé comme si ses
successeurs avaient oublié ses contributions (sur les enclosures, sur la
rupture par le capital du « métabolisme social » humanité-nature, sur
les conséquences en foresterie, en agriculture, en aménagement du
territoire, par exemple). Cette amnésie semble avoir frappé même des
penseurs marxistes révolutionnaires très créatifs et ouverts, comme
notre camarade Ernest Mandel.
Je veux être clair à ce sujet : à mon avis, parler de « l’écologie de
Marx » est un peu exagéré. Il y a dans l’œuvre de Marx et d’Engels des
tensions et des contradictions qui doivent être prises en compte. Mais
la dimension écologique du patrimoine de Marx est vraiment
impressionnante, et sa critique de l’économie politique nous fournit
d’excellents outils pour la développer. Comment alors expliquer le fait
que la plus grande partie de la gauche marxiste ait raté le train
écologique dans les années 1960 ? Le stalinisme porte évidemment une
responsabilité majeure. Mais le moins qu’on puisse dire est que cette
explication n’est pas très convaincante dans le cas des courants
antistaliniens… Il faut chercher plus loin. Selon moi, il y a eu une
très large contamination de la gauche par les conceptions productivistes
et scientistes. Elle a commencé dans la social-démocratie à la fin du
19ème siècle, et le mal n’a pas été vraiment extirpé dans le mouvement
communiste – peut-être parce que la Russie, où la révolution a eu lieu,
était un pays arriéré.
Il y a eu, je pense, trois facteurs de changement : premièrement, la
menace nucléaire a favorisé une conscience croissante que les
technologies ne sont pas neutres ; deuxièmement, les luttes des
indigènes et des paysans pauvres ont montré la dimension sociale des
questions écologiques; troisièmement, quelques auteurs ont commencé à
revisiter Marx sur la nature et ont exhumé son héritage. Les lignes
bougeaient donc, mais la majorité de la gauche se contentait d’une
approche purement propagandiste, consistant à dire qu’aucune alternative
écologique n’est possible dans le cadre du capitalisme. C’est exact,
mais ne signifie pas qu’on puisse se passer de revendications
écologiques concrètes, de réformes, articulées sur les demandes sociales
dans le cadre d’un programme de transition.
Une étape importante dans la direction de ce programme a été le
Manifeste Ecossocialiste écrit par Michael Löwy et Joel Kovel en 2001.
L’initiative de ce manifeste a été favorisée par l’aggravation de la
crise écologique et son caractère global, avec le changement climatique
comme menace majeure. Parallèlement, de plus en plus de militants de nos
organisations se sont impliqués dans les mouvements sociaux sur le défi
écologique, en particulier le mouvement climatique et le mouvement pour
la souveraineté alimentaire (qui sont étroitement liés, compte tenu du
rôle important joué par l’agro-industrie dans le réchauffement
climatique). Depuis son dernier congrès, la Quatrième Internationale
s’est définie comme une organisation écosocialiste.
AAC : De ton point de vue, quel est le degré de gravité du
changement climatique? S’agit-il simplement d’utiliser les technologies
appropriées telles que la substitution des combustibles fossiles par les
énergies renouvelables ? Le climat de la Terre peut-il être sauvé par
une combinaison de capture-séquestration du carbone et de géo-ingénierie
?
DT : Le degré de gravité est extrême. En fait, le
changement climatique est probablement la menace sociale et écologique
la plus dangereuse à laquelle nous devons faire face. Les conséquences
sont énormes à court, moyen et long terme. Je n’entrerai pas dans trop
de détails, mais il faut savoir qu’une élévation de température de 3 ° C
provoquera très probablement une élévation du niveau des mers de 7
mètres environ. Cela prendra mille ans ou plus, mais le mouvement, une
fois entamé, sera impossible à arrêter. À court terme, les spécialistes
pensent qu’une élévation du niveau de la mer de 60 à 90 cm pourrait se
produire d’ici la fin de ce siècle. Cela signifierait des centaines de
millions de réfugiés. Si l’on tient compte des autres effets du
changement climatique (phénomènes météorologiques extrêmes, baisse de la
productivité agricole, etc.), la conclusion est effrayante: au-delà
d’un certain seuil, il n’y a pas d’adaptation possible au changement
climatique pour une humanité de 8-9 milliards gens. Où on situe le seuil
n’est pas (seulement) une question scientifique mais (surtout)
politique. A Paris, lors de la COP21, les gouvernements ont décidé
d’agir afin de maintenir le réchauffement « bien en dessous de 2 ° C »
et d’essayer de le limiter à 1,5 ° C. En fait, un réchauffement moyen de
2 ° C devrait être considéré comme une catastrophe.
Évidemment, le changement climatique n’est pas la seule menace :
d’autres menaces sont l’extinction massive des espèces, l’acidification
des océans, la dégradation des sols, la mort possible des océans due à
la pollution par l’azote et le phosphore, la pollution chimique, les
menaces sur la couche d’ozone, la surexploitation des ressources en eau
douce et la concentration d’aérosols dans l’atmosphère. Mais le
changement climatique joue un rôle central et est directement ou
indirectement lié à la plupart des autres menaces : il est un facteur
important de perte de biodiversité, l’acidification des océans est
causée par la concentration atmosphérique croissante en CO2, les
quantités excessives d’azote et de phosphore dans les océans proviennent
de l’agro-industrie, qui joue un rôle central dans la surexploitation
des ressources en eau douce et dans la perte de sol, et ainsi de suite.
Le fait que la plupart des problèmes soient interconnectés implique
qu’il serait erroné d’isoler la réponse au changement climatique de la
réponse aux autres défis. D’ailleurs, tous ces défis écologiques ont la
même origine fondamentale: l’accumulation capitaliste, la croissance
quantitative impulsée par la course au profit.
Le changement climatique, par conséquent, est bien plus qu’une
question technologique. Il pose la question fondamentale d’une
alternative globale à ce mode de production. Et cette alternative est
objectivement extrêmement urgente. En fait, elle est si urgente que,
même du point de vue technologique, la stratégie du capitalisme vert est
biaisée. Bien sûr, il est parfaitement possible d’utiliser uniquement
des sources renouvelables pour produire toute l’énergie dont nous avons
besoin. Mais comment produisez-vous les panneaux photovoltaïques, les
éoliennes et autres dispositifs de la transition ? Avec quelle énergie ?
Logiquement, il faut tenir compte du fait que la transition elle-même
nécessite une énergie supplémentaire et que cette énergie
supplémentaire, étant à 80 % d’origine fossile au début de la
transition, provoque des émissions de CO2 supplémentaires. Vous avez
donc besoin d’un plan, afin de compenser ces émissions supplémentaires
par des réductions supplémentaires ailleurs. Sans cela, il est tout à
fait possible que les émissions mondiales continuent d’augmenter alors
que la part des énergies renouvelables s’accroît rapidement. C’est ce
qui est en train de se passer, et cela signifie qu’on risque de dépasser
rapidement le « budget carbone ». Ce « budget carbone » est la quantité
de carbone que vous pouvez ajouter à l’atmosphère si vous voulez avoir
une certaine probabilité de ne pas dépasser un certain seuil de hausse
de température avant la fin du siècle. Selon le GIEC, le budget carbone
pour 1,5 ° C et 66 % de probabilité est de 400 Gt pour la période entre
2011-2100. Les émissions mondiales sont d’environ 40 Gt / an, et elles
augmentent. En d’autres termes, le budget carbone de 1,5° C sera dépensé
en 2021. Nous sommes donc déjà « dans le mur ». Telle est la vérité, et
telle est le résultat concret de la frénésie capitaliste pour le
profit, qui se traduit par le refus de planifier la transition en
fonction des réductions d’émissions nécessaires.
Cette situation ouvre en effet le débat sur la capture-séquestrtaion
du carbone et la géoingénierie. Dans le cadre du système productiviste
capitaliste, la capture-séquestration et la géo-ingénierie sont les
seules « solutions » possibles pour compenser le dépassement du budget
carbone. J’utilise des guillemets, car ce sont des solutions d’apprenti
sorcier. L’une des technologies les plus avancées est la bioénergie avec
capture et séquestration du carbone (BECCS). L’idée est de remplacer
les combustibles fossiles par la biomasse dans les centrales
électriques, de capturer le CO2 résultant de la combustion et de le
stocker dans des couches géologiques. Comme les plantes vertes en
croissance absorbent le CO2 de l’atmosphère, un déploiement massif de la
BECCS devrait permettre de réduire l’effet de serre, et, par
conséquent, d’améliorer le budget carbone. C’est une solution très
hypothétique, entre autres parce que personne ne sait s’il sera
techniquement possible de garder le CO2sous terre et pendant combien de
temps. En même temps, c’est une réponse extrêmement dangereuse, à la
fois socialement et écologiquement, car la production de la biomasse
nécessaire exigerait des surfaces terrestres énormes: environ
l’équivalent d’un cinquième ou d’un quart des terres utilisées
aujourd’hui par l’agriculture. D’une part, la conversion des terres
cultivées en plantations de biomasse nuirait à la production
alimentaire. D’autre part, la mise en place de plantations industrielles
de biomasse dans les zones non cultivées entraînerait une destruction
terrible de la biodiversité, un appauvrissement phénoménal de la nature.
Il est donc, disons, très discutable que 95 % des scénarios climatiques
du GIEC incluent la mise en œuvre d’une telle technologie. Entre
parenthèses, cela prouve que la science n’est pas neutre, surtout
lorsqu’il s’agit de faire des projections socio-économiques.
Il est important de noter que le fait que le budget carbone pour 1,5°
sera dépassé incessamment et que le budget de 2° C sera très
probablement fort vite dépassé ne signifie pas que nous devrions
accepter les technologies capitalistes comme un moindre mal. Au
contraire. La situation est devenue si grave que la réduction et
l’annulation des émissions de carbone ne suffiront pas. Pour sauver le
climat, il faut en plus retirer du carbone de l’atmosphère. Mais cet
objectif peut être atteint sans recourir à la BECCS et autres
technologies dangereuses. La raison pour laquelle le capitalisme opte
pour des technologies telles que BECCS, c’est qu’elles conviennent à la
course au profit, à l’accumulation. L’alternative est de développer et
de généraliser une agro-écologie paysanne de proximité et une gestion
prudente des forêts et des terres, dans le respect des peuples indigènes
et des communautés. De cette façon, il sera possible de retirer de
l’atmosphère de grandes quantités de carbone et de les stocker dans le
sol tout en favorisant la biodiversité et en fournissant une bonne
nourriture à tout le monde. Mais cette option signifie une bataille
anticapitaliste frontale contre l’agrobusiness et les propriétaires
fonciers. En d’autres termes : la solution ne sera pas trouvée dans le
domaine technologique, mais dans l’arène politique.
AAC : Récemment, Oxfam a sorti une étude montrant que 8
personnes à peine contrôlent la même quantité de richesse que la moitié
de l’humanité. Nous avons également battu le record mondial de la
température (encore une fois) et notre atmosphère a dépassé 400 ppm de
concentration de CO2. Le changement climatique et l’inégalité sont-ils
liés ?
DT : Bien sûr, ils le sont. Il est bien connu que
les pauvres sont les principales victimes des catastrophes en général et
de la catastrophe climatique en particulier. Il va de soi que cela vaut
également pour les catastrophes climatiques dues à l’activité humaine
(plus précisément: à l’activité humaine sous sa forme capitaliste).
C’est déjà le cas, on l’a vu clairement dans toutes les régions du monde
: aux Philippines en 2014 avec le typhon Haiyan, aux Etats-Unis en 2005
avec l’ouragan Katrina, au Pakistan en 2010 avec les grandes
inondations, en Europe en 2003 avec la canicule, au Bénin et d’autres
pays africains avec les sécheresses et la hausse du niveau de la mer,
etc, etc.
En outre, la réponse capitaliste au changement climatique agit comme
un accélérateur de cette inégalité sociale. En effet, cette politique
recourt à des mécanismes de marché, notamment la marchandisation /
appropriation des ressources naturelles. Elle s’appuie principalement
sur le concept d’internalisation des externalités, qui signifie que le
prix des dommages environnementaux doit être évalué et inclus dans le
prix des biens et services. Il va de soi que cette augmentation de prix
est ensuite répercutée sur les consommateurs finaux. Celles et ceux qui
ont de l’argent peuvent investir dans des technologies plus propres –
voitures électriques par exemple – les autres, qui n’en ont pas, sont
condamné.e.s à payer plus pour le même service (dans ce cas, pour la
mobilité).
Dans l’approfondissement des inégalités, le secteur de l’assurance
joue un rôle spécifique: il refuse d’assurer des risques croissants dans
les zones où vivent les pauvres ou augmente les primes que les gens
doivent payer pour être assurés. Le secteur financier en général joue un
rôle majeur, car il investit dans le marché du carbone, qui est
hautement spéculatif. Par exemple, il investit dans les forêts parce que
la fonction des forêts en tant que puits de carbone est devenue une
marchandise, un produit financier. En conséquence, les peuples
autochtones sont bannis de leurs moyens de subsistance, au nom de la
protection de la nature, alors que cette nature, ils l’ont façonnée et
protégée pendant des siècles. Un processus similaire d’expropriation et
de prolétarisation est en cours dans le secteur agricole, par exemple en
raison de la production de biocarburants et de biodiesel. Ici aussi, la
protection du climat sert de prétexte à une politique féroce, qui
renforce les inégalités et soumet les personnes et l’environnement aux
diktats des entreprises.
Dans la logique du capital, il est à craindre que ces mécanismes de
marchandisation et d’appropriation des ressources gagnent en importance à
l’avenir, générant de plus en plus d’inégalités sociales. C’est évident
à la lumière de ce qui a été dit auparavant, sur la mise en œuvre de la
géoingénierie, en particulier la BECCS. Mais ce n’est qu’un début. Le
dernier rapport de la Commission mondiale, un think-tank très influent
présidé par Sir Nicholas Stern, est consacré au rôle des infrastructures
dans la transition vers la soi-disant économie verte. Le document
définit la nature en général comme « infrastructure », explique la
nécessité de rendre l’investissement dans les infrastructures attrayant
pour le capital et conclut qu’une condition clé de cet attractivité est
la généralisation et la stabilisation de droits de propriété bien
établis. Potentiellement, le capital veut incorporer la nature en
général comme il incorpore la main-d’œuvre (qui est d’ailleurs aussi une
ressource naturelle, c’est donc une extension « logique »).
AAC : Peux-tu parler un peu de la relation entre la crise
écologique et l’immigration et des tendances que tu vois pour l’avenir ?
DT : C’est l’une des conséquences les plus horribles
du changement climatique. Comme on l’a dit précédemment, au-dessus d’un
certain seuil, il n’y a pas d’adaptation possible au changement
climatique pour une humanité de 8-9 milliards de personnes. Les plus
menacés sont ceux qui seront forcés de quitter les lieux où ils vivent.
Ce processus est déjà en cours dans plusieurs régions, par exemple en
Afrique de l’Ouest, où il se combine aux effets de la guerre, de la
dictature, du terrorisme et de l’accaparement des terres par les
multinationales. Il est également en cours au Bangladesh, au Vietnam et
dans certaines petites îles. Que font ces gens ? Ils se concentrent à la
périphérie des villes. Leur structure sociale est mise sens dessus
dessous – les relations entre les sexes en particulier, avec une perte
de pouvoir économique pour les femmes. Certains, surtout des hommes,
essaient de migrer vers les pays riches. S’ils survivent au voyage, ils
tentent d’envoyer de l’argent à la famille. C’est un énorme désastre.
AAC : Comment évalues-tu la victoire de Trump dans ce contexte ?
DT : Le chiffre que j’ai donné pour le budget
carbone de 1,5° C signifie que Trump arrive au pouvoir alors que nous
sommes sur le fil du rasoir, au seuil d’un basculement changement
climatique très important. Au cours de sa campagne, Trump a déclaré que
le changement climatique est un canular créé par « les Chinois » afin de
rendre l’industrie américaine non compétitive, et il a promis de
quitter l’accord de Paris. Son équipe est truffée de négationnistes du
climat, et la personne qu’il a choisie pour diriger l’EPA veut la
détruire de l’intérieur – après avoir essayé pendant des décennies de la
détruire de l’extérieur, en tant que procureur général de l’Oklahoma.
Tout cela est extrêmement inquiétant. Nous n’appuyons pas l’accord de
Paris et nous n’appuyons pas la « contribution nationalement déterminée
» (NDC) des USA à cet accord: les deux sont grandement insuffisants
d’un point de vue écologique et profondément iniques d’un point de vue
social. En particulier, nous savons qu’il existe un écart énorme entre
l’objectif de l’accord de Paris (1,5-2° C) d’une part, et l’impact
cumulé des NDC des pays signataires de Paris (2,7-3,7° C), d’autre part.
En termes d’émissions, cet écart atteindra environ 5,8 Gt en 2025. Pour
évaluer l’impact d’une décision des États-Unis de quitter l’accord, il
faut savoir que la NDC des États-Unis équivaut à une réduction des
émissions de 2Gt d’ici 2025 (par rapport à 2005), et que ces 2Gt
représentent environ 20 % de l’effort global représenté par les NDC des
191 signataires de l’accord. Le programme de Trump, si mis en pratique,
signifie que les États-Unis ajouteraient 2Gt de carbone à l’écart de 5,8
Gt entre ce que les gouvernements du monde ont promis de faire et ce
qui devrait être fait pour ne pas dépasser 1,5° C de réchauffement. En
d’autres termes : avec les États-Unis, il sera très, très difficile de
ne pas dépasser les 2° C, comme je l’ai déjà dit ; sans les États-Unis,
cela pourrait s’avérer impossible.
Je pense que la majorité des classes dirigeantes du monde entier sont
maintenant convaincues que le changement climatique est une réalité,
une énorme menace pour sa domination, et que cette réalité menaçante est
« d’origine anthropique ». Cela n’a pas changé avec l’élection de
Trump, comme en témoignent les réactions de la Chine, de l’Inde, de
l’UE, etc. Même l’Arabie Saoudite a confirmé son engagement envers
l’accord de Paris et maintenu sa NDC. Mais l’effet de la défection
américaine, si elle est confirmée, sera que les autres pays seront
encore moins disposés à intensifier leurs efforts pour combler l’écart.
De ce point de vue, la position très conservatrice de l’UE en dit long.
Nous devrions exiger partout que les gouvernements renforcent les
efforts climatiques : pour combler l’écart entre Paris et les NDC, d’une
part, et pour compenser la défection américaine, d’autre part.
Mais ce
double comblement n’est pas réalisable dans le cadre de la politique
capitaliste actuelle: il nécessite des réformes en rupture avec la
logique du marché, telles que des transports publics gratuits, des
initiatives publiques pour isoler les bâtiments, un soutien aux paysans
contre l’agrobusiness, un soutien aux peuples indigènes contre les
sociétés minières et forestières extractivistes, etc. .
Il est vrai que Trump ne concrétisera pas facilement son ambition,
parce qu’une partie de la politique climatique américaine dépend des
États, des villes et des entreprises, d’une part, et, d’autre part,
parce que le CO2 est défini comme polluant dans le Clean Air Act, qui
est une législation clé aux Etats-Unis. Mais le problème doit être vu
dans un contexte beaucoup plus large. Ce n’est pas seulement le problème
de la politique climatique de Trump, mais de sa politique en général.
Le projet de Trump est de contrer le déclin de l’hégémonie américaine
dans le monde. C’est aussi ce que Obama a visé, mais la méthode de Trump
est différente. Obama voulait atteindre cet objectif dans le cadre de
la gouvernance néolibérale multilatérale. Trump veut l’atteindre par une
politique nationaliste, raciste, sexiste, islamophobe, antisémite et
brutale. Il est principalement préoccupé par la Chine capitaliste,
puissance montante qui pourrait défier l’hégémonie US à l’avenir. Ce
projet porte en lui un sérieux danger de guerre, voire d’une troisième
guerre mondiale. Il y a des analogies à la fois avec le déclin de
l’empire britannique et la montée de l’Allemagne avant la Première
Guerre mondiale, et avec la montée de Hitler dans un contexte de crise
économique, sociale et politique très profonde, avant la Seconde Guerre
mondiale (je ne dis pas que Trump est un fasciste , ce n’est pas le
propos). Dans cette situation, par la force des circonstances, l’urgence
de la crise climatique pourrait être reléguée au rang de question
secondaire, bien que des gens intelligents dans les classes dirigeantes
soient conscients qu’il n’en est rien.
« Every cloud has its silver ligning » (chaque nuage a son liséré
d’argent). Le côté positif de la situation est que la polarisation aux
États-Unis profite non seulement à la droite, mais aussi à la gauche. La
Marche des Femmes, les mobilisations de masse contre le « Muslim ban »
et la Marche pour le Climat le 29 avril, entre autres, montrent qu’il
est possible de vaincre Trump. Le défi est énorme, non seulement pour
les gens aux États-Unis, mais pour nous tous, dans le monde entier. Dans
la situation actuelle, vaincre Trump est la meilleure façon de lutter
pour le climat. Dans tous les pays, nous devrions essayer d’embrayer sur
la mobilisation sociale aux États-Unis. Le mouvement étasunien des
femmes vient de lancer un appel international pour se joindre à leur
lutte le 8 mars (Journée internationale de la femme). C’est l’exemple à
suivre. Dans le même esprit, nous devrions essayer partout d’organiser
des manifestations pour le climat le 29 avril (ou 22, date d’un marche
pour la Science aux USA). Pas pour soutenir l’accord de Paris, bien sûr,
mais pour mettre en avant des revendications écosocialistes radicales.
AAC : Comme nous vivons dans un monde si profondément modifié
par les activités humaines, de nombreux scientifiques s’accordent à
dire que nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique:
l’Anthropocène. Quelles implications penses-tu que cela doive avoir dans
le programme et la stratégie révolutionnaires de gauche ?
DT : C’est un débat très intéressant, en effet. Les
scientifiques considèrent que l’Anthropocène a commencé après la Seconde
Guerre mondiale. La raison en est que ce n’est qu’à partir de ce moment
que l’impact de l’activité humaine a entraîné des changements
géologiques, tels que l’élévation du niveau de la mer, les déchets
nucléaires, l’accumulation de molécules chimiques qui n’existaient pas
auparavant et qui sont quasiment non-dégradables … D’un point de vue
géologique, cela ne peut être contesté : la date repose sur des faits
objectifs. Mais il y a deux débats sociaux et politiques sous-jacents:
sur les mécanismes à la base de ce changement objectif, et sur les
implications en termes de programme et de stratégie. Les deux débats
sont liés.
Le débat sur les mécanismes est un débat sur les raisons pour
lesquelles l’humanité détruit l’environnement. Bien sûr, le capitalisme
est le responsable majeur de cette destruction: sa logique de
croissance, de production de valeur abstraite et de maximisation du
profit est incompatible avec la soutenabilité écologique. Le profil
exponentiel des courbes montrant l’évolution des différents aspects de
la crise écologique en fonction du temps en est une illustration claire:
toutes ces courbes (émissions de gaz à effet de serre, appauvrissement
de la couche d’ozone, pollution chimique, charge de l’atmosphère en
aérosols, disparition d’espèces, etc.) montrent un point d’inflexion
après la Seconde Guerre mondiale. Le lien avec la longue vague
d’expansion capitaliste est absolument évident. Nier la responsabilité
majeure du capitalisme, prétendre que l’Anthropocène serait un résultat,
non du capitalisme, mais de l’existence d’Homo sapiens, voire du genre
Homo, est ridicule.
Mais ce n’est pas toute l’histoire. Car des destructions
environnementales se sont produites avant le capitalisme et ont été
perpétrées à une échelle massive dans les sociétés non capitalistes du
XXe siècle. Il y a une certaine similitude avec l’oppression des femmes:
cette oppression existait avant le capitalisme et elle s’est poursuivie
dans le cadre de ce que certains ont appelé le « socialisme réellement
existant ». La conclusion de l’analyse est la même dans les deux cas:
l’abolition du capitalisme est une condition nécessaire pour
l’émancipation des femmes et pour une relation non prédatrice de
l’humanité avec le reste de la nature, mais ce n’est pas une condition
suffisante. Dans la lutte pour la libération des femmes, l’implication
de cette analyse est double: les femmes ont besoin d’un mouvement
autonome, et les révolutionnaires doivent construire une tendance
socialiste dans ce mouvement. Ici, on touche clairement la limite de la
comparaison, parce qu’aucun mouvement autonome de la nature ne peut
évidemment intervenir dans le débat social.
Quelle conclusion en tirer ? Que certains humains doivent intervenir
au nom de la nature dans le débat social. C’est ce que les
écosocialistes veulent faire, dans une perspective anticapitaliste.
Ainsi, l’écosocialisme est bien plus qu’une stratégie pour lier les
exigences sociales et environnementales : c’est un projet de
civilisation visant à développer une nouvelle conscience écologique, une
nouvelle culture de la relation avec la nature, une nouvelle
cosmogonie. Personne ne peut déterminer le contenu de cette nouvelle
conscience à l’avance, bien sûr, mais je pense qu’elle doit être guidée
par le respect, le soin et la prudence. Nous savons que l’humanité a un
énorme pouvoir de domination. C’est un produit de notre intelligence.
Mais le nom « domination », en français, peut être compris dans deux
sens: comme un acte de brutalité et d’appropriation d’une part, comme
capacité de comprendre, de maîtriser des questions difficiles, d’autre
part. Nous devons arrêter d’urgence de dominer la nature – dont nous
faisons partie- dans le premier sens et essayer de la « dominer » dans
le second sens – comme un.e bon.ne étudiant.e « domine » sa matière.
Nous avons causé beaucoup de destruction, mais il n’y a aucune raison de
penser que notre intelligence ne puisse pas être utilisée pour prendre
soin de la nature et pour reconstruire ce que nous avons détruit, si
possible.
Contrairement à ce que dit Jared Diamond, d’autres sociétés
dans le passé ont pris soin de leur environnement très judicieusement,
grâce à une connaissance très profonde de celui-ci.
Ce dont nous avons besoin, en bref, n’est pas seulement d’une
révolution sociale, mais aussi d’une révolution culturelle. Elle doit
commencer immédiatement par des changements de comportement très
concrets, mais ce n’est pas une pure question d’attitude individuelle.
Les changements doivent être favorisés socialement et progresseront à
travers des luttes concrètes. Les sociétés indigènes sont une source
d’inspiration. Je pense que les petits paysans joueront un rôle décisif
dans ce processus, pour des raisons évidentes. Et les femmes aussi. Non
pas parce qu’elles seraient « par nature » plus sensibles à la question
écologique, mais en raison de leur oppression spécifique. D’une part,
parce qu’elles assument 80 % de la production agricole, les femmes sont
directement confrontées à la réalité de la dégradation de la nature et à
ses conséquences. Deuxièmement, du fait de l’oppression patriarcale,
les femmes sont le plus souvent chargées des soins au sein de la famille
: cela leur donne un point de vue spécifique sur l’importance des trois
facteurs que j’ai mentionnés : le respect, le soin et la prudence.
Propos recueillis par Alexandre Araujo-Costa, pour le site en portugais (Brésil) http://oquevocefariasesoubesse.blogspot.be/2017/02/especial-para-nosso-b.... Publié sur le site de la LCR de Belgique.
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