lundi 22 juin 2015

Crise grecque : le poison français, par Philippe Marlière


Procédant à un coup d’État de fait, la BCE, le FMI et la Commission veulent mettre au pas la Grèce. Mais il ne faut pas occulter la responsabilité des gouvernements européens, à commencer par la France, en désignant seulement celle de l’Allemagne… 

L’offensive des institutions financières contre le gouvernement grec est politiquement motivée. La "stratégie du choc" mise en œuvre ces derniers jours par la Banque centrale européenne (BCE) outrepasse largement le cadre de son mandat. La BCE affaiblit délibérément le gouvernement Tsipras et tente de susciter un vent de panique en Grèce, au risque de déstabiliser la zone euro dans son ensemble. La BCE et la Commission aspirent à un gouvernement docile qui viendrait remplacer Syriza. Tant pis si cela renforce les nazis d’Aube dorée ou les amène au pouvoir. 

Quatrième coup d’État 

L’épisode grec peut être vu comme le moment irakien de l’intégration européenne. En 2003, George W. Bush et son compère Tony Blair avaient concocté des dossiers incriminants contre Saddam Hussein ; sexed up, c’est-à-dire inventés de toute pièce pour justifier une intervention armée contre l’Irak. 

Dans le cas grec, la BCE et le Fond monétaire international (FMI) rivalisent de déclarations tendancieuses, mensongères pour faire plier Tsipras, et justifier la poursuite de leur politique d’austérité et de pillage de l’économie grecque. C’est le quatrième coup d’État – il convient de décrire les choses telles quelles – des institutions financières contre un gouvernement européen démocratiquement élu : en novembre 2010, Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, avait forcé le gouvernement irlandais à prendre en charge le sauvetage des banques irlandaises afin d’épargner leurs créanciers, en majorité des banques allemandes et françaises. En conséquence, l’Irlande avait connu quatre années de crise aigüe et d’austérité. 


En août 2011, le même Trichet, outrepassant son champ de prérogatives, avait dicté aux gouvernements espagnol et italien des "réformes structurelles" (réduction des dépenses publiques, des salaires, réforme du Code du travail). Silvio Berlusconi ayant rejeté l’injonction, la BCE laissa les marchés spéculer contre les taux italiens. 

Finalement, en 2011, Berlusconi fut renversé et remplacé par le technocrate Mario Monti. Au même moment, George Papandreou, qui voulait soumettre le plan de sauvetage imposé par la Troïka à un référendum, fut écarté du pouvoir et remplacé par Lucas Papademos, un autre technocrate à la botte de Bruxelles. 

Poison allemand, poison français 

La Troïka n’est qu’une partie du problème cependant. Les gouvernements nationaux consentent totalement aux politiques financières de celle-ci. Une lecture française laisse à penser que l’Allemagne contraint des partenaires européens trop faibles pour lui tenir tête. C’est une erreur d’analyse, doublée de la tendance cocardière à assigner à la France le beau rôle en Europe qu’elle n’a pas – et n’a d’ailleurs jamais eu. 

La Troïka n’agirait pas de la sorte contre la Grèce si elle ne bénéficiait pas du soutien inconditionnel des États-membres, dont la France en premier lieu. Certains parlent volontiers d’un "poison allemand", mais omettent de mentionner le "poison français". Pourquoi les gouvernements nationaux acceptèrent-ils de prêter des sommes aussi substantielles à la Grèce en 2010, alors qu’elle était en faillite ? La BCE a racheté les dettes de l’État grec afin de protéger les banques allemandes et françaises qui avaient investi un capital énorme en Grèce. Trichet a prêté de l’argent public à un État insolvable pour couvrir les pertes des banques françaises. 

Quand Christine Lagarde a déclaré vouloir conduire une conversation« entre adultes » (dans une attaque condescendante à l’encontre de Yanis Varoufakis, le ministre des Finances grec), elle a semblé oublier que son compatriote Trichet s’était conduit avec la plus grande légèreté il y a quelques années. 

Les "réformes structurelles" du FMI (privatisations en cascade, réduction drastique des salaires et des pensions) n’avaient aucunement l’ambition de remettre à flot l’économie grecque. Le FMI se comporte comme un créancier qui tente par tout moyen de recouvrir l’argent prêté. 

Le dépeçage cynique de l’économie grecque 

L’économiste James Galbraith a participé aux audiences dans le cadre de l’enquête sur la dette grecque [1]. Philippe Legrain, conseiller du président de la Commission José Manuel Barroso, a reconnu que le FMI, alors sous la direction de Dominique Strauss-Kahn, avait prêté de l’argent à un État insolvable, au lieu de restructurer la dette grecque. Galbraith observe qu’en tant que candidat putatif à la présidence de la République, Strauss-Kahn ne voulait pas qu’on puisse lui reprocher d’avoir laissé des banques françaises faire faillite. Christine Lagarde, présidente du FMI, vient de refuser d’accorder un délai supplémentaire à la Grèce pour le remboursement d’une tranche de la dette. Au même moment, Lagarde déclarait que le FMI pourrait prêter de l’argent à l’Ukraine, même si ce pays n’était pas en mesure d’honorer sa dette. Le parti pris du FMI, acteur politico-économique, est flagrant. 

On le voit, la thèse du "poison allemand", au relent nationaliste, est aussi simpliste qu’inexacte. Il ne s’agit pas d’exonérer Angela Merkel de sa politique hostile aux intérêts et à la dignité du peuple grec, mais de constater que le "poison français" a été, dans cette affaire, tout aussi virulent. Trichet, Strauss-Kahn, Lagarde, Sarkozy, Hollande et Pierre Moscovici, commissaire européen en charge des affaires économiques, ont, tout autant, été les architectes cyniques du dépeçage de l’économie grecque. 

L’ordolibéralisme en Europe n’est pas un problème allemand, mais un problème franco-allemand. C’est, de manière générale, celui des élites politiques et économiques en Europe.


http://www.regards.fr/des-verites-desagreables-par/article/crise-grecque... 

Notes [1] James Galbraith, "Bad Faith", The American Prospect, 16 juin 2015

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire