jeudi 30 mai 2013

Portugal : "un gouvernement des gauches pour vaincre la dette" par Francisco Louçã


1) Le problème du Portugal est d’ordre démocratique. Ce problème, c’est la réponse démocratique au chantage sur la dette et l’austérité qui en découle, dont les effets sociaux détruisent le Portugal. Tel est le problème des problèmes. 

2) Si l’on ne gagne pas la guerre contre la dette, le Portugal va vivre une période de désagrégation sociale, liée au transfert des rentes financières garanties sur les impôts d’aujourd’hui et de demain, accentuant ainsi le projet libéral de recul croissant du Travail face au Capital. 

3) C’est autour de cette question de la dette qu’ont été organisés les deux changements majeurs intervenus dans la politique portugaise cette année : d’une part le Congrès des Alternatives qui a mobilisé les différentes plateformes politiques contre la dette ; d’autre part les deux manifestations qui ont mobilisé les convergences populaires contre la dette sous le mot d’ordre : « Que la Troïka aille se faire voir ! » (« Que se lixe a Troïka ! »). 

4) Aucun de ces changements n’aurait été possible sur un autre thème que le refus du chantage à la dette. Toutes les autres questions divisent. Par intelligence politique et par leur volonté d’unité, ces plateformes contre la banqueroute se sont construites de la façon la plus inclusive et mobilisatrice qui soit. Abandonner, dévaloriser ou diviser ce processus en marche serait un désastre pour la gauche. 


5) Après deux années de Troïka, la résistance contre la banqueroute ne peut s’organiser qu’autour de la lutte contre la dette, et la proposition d’un accord politique entre tous ceux qui rejettent le Mémorandum. Toute relativisation de cet effort unitaire est une erreur. 

6) Pour former une majorité des gauches contre le Mémorandum, c’est-à-dire un gouvernement qui refuse l’austérité et en finisse avec cette dette qui se paie aux dépens des salaires, des services publics et de la croissance, nous devons passer des accords et des alliances. Le gouvernement des gauches contre la Troïka sera la forme que prendra cette alliance. Pour parvenir à ce gouvernement, il faut faire chuter la coalition PSD-CDS, appeler à des élections et présenter au peuple une solution viable qui modifie le paysage politique actuel. Pour y parvenir, il faut concentrer les forces sur un point, sur lequel devront s’accorder et s’engager les partis politiques : le refus de la dette. 

7) Il n’y aura pas de victoire possible si cette plateforme politique se focalise sur la sortie de l’euro. Comme l’a montré la stratégie de Syriza en Grèce, la lutte pour un gouvernement des gauches doit avoir un drapeau et un seul : le refus de la dette. Comme l’a montré l’expérience de Syriza, la droite et le centre agiteront l’épouvantail de la sortie de l’euro comme principal argument politique, car cette crainte peut faire basculer les élections. Comme l’a montré l’expérience de Syriza, on ne pourra avancer vers un gouvernement des gauches qu’en ayant la plus grande rigueur tactique, la plus grande clarté dans les propositions d’alliance et en se concentrant sur le point décisif : la dette. Pour une alliance 

8) Il nous reste un immense travail à faire pour rapprocher nos positions et rendre cohérentes nos propositions. Dans le passé, la gauche a peu travaillé sur ces questions de propositions et de cohérences. Le faire, et le plus vite possible, est à notre portée. Mais on ne peut le faire qu’en rompant avec le dogme de la dette et de l’austérité. On peut y parvenir, on peut construire cette alliance. 

9) La proposition fantaisiste d’un Plan A (le fédéralisme) et d’un Plan B (sortir de l’euro faute de fédéralisme) a disparu du débat politique portugais. Cette proposition partait du principe que la meilleure des solutions pour le Portugal et pour l’Europe dans son ensemble était la constitution d’un Etat européen fédéraliste, autrement dit d’un Portugal qui ne serait qu’une province de cet Etat, lequel serait bien évidemment dirigé par l’Allemagne. Cette solution n’est pas la meilleure, loin s’en faut : ce serait un véritable recul historique dont l’issue pour le Portugal ne pourrait être qu’un conflit intense pour recouvrer son indépendance. Ceux qui défendaient cette idée l’ont aujourd’hui abandonnée. Tant mieux. 

10) La proposition d’une Europe fédéraliste est un piège car, pour ne prendre qu’un exemple, ni la croissance de 2% du PIB, ni la gestion d’une monnaie unique n’imposent nécessairement le gouvernement européen d’un Etat européen. Ils exigent certainement des règles communes et une coopération renforcée. Mais aujourd’hui ceux qui prônent ce fédéralisme veulent imposer à la gauche de se soumettre à un projet autoritaire de la bourgeoise européenne. La gauche qui refuse le fédéralisme européen ne peut et ne doit pas déserter le terrain de la lutte à l’échelle européenne, sans croire que les forces favorables au centralisme européen reculeront d’elles-mêmes, peut être brusquement éclairées par une sagesse sociale qui irait à l’encontre de leurs intérêts. Ces forces-là, il faudra les vaincre. Pour un gouvernement des gauches 

11) Pour parvenir à un nouveau rapport de forces à l’échelle de l’Europe, il faut porter au pouvoir des gouvernements de gauche qui restent fidèles aux travailleurs qui les ont élus. Pour y parvenir, il faut savoir où l’on va et où concentrer la pression, car cette voie suppose que l’on clarifie les alternatives pour changer les partis et leur politique. Il faut mettre toute la pression pour exiger des partis politiques qu’ils présentent un plan pour annuler la dette, que ce soit en renégociant avec l’Europe ou, si cela s’avère nécessaire, en imposant de façon unilatérale un moratoire et une annulation de la dette. 

12) Le gouvernement des gauches ne sera pas l’œuvre du Centre ou d’une recomposition des forces politiques du Centre. Tant que ces partis seront d’accord avec le Mémorandum, leur direction sera un obstacle à la mise en place d’un gouvernement des gauches. La sagesse d’une politique des gauches sera basée sur une conviction et une seule : pour vaincre, il faut vouloir et savoir gagner, et pour cela il faut rejeter la finance qui étrangle les salaires, les retraites et les services publics. Un gouvernement des gauches implique que la gauche ait une politique de gauche. Le problème démocratique du Portugal c’est le chantage qu’exerce le capital financier et c’est contre ce capital financier que doit se déterminer un gouvernement des gauches. 

13) Toute tentative de garder le Mémorandum conduira à un gouvernement pire que le précédent. Il ne peut y avoir d’austérité intelligente comme il ne peut y avoir d’austérité moyenne. Un nouveau gouvernement qui accepte le chantage financier n’engendrera que davantage d’austérité et de destruction, car chaque jour qui passe, les mesures imposées par la Troïka seront pires : pour éteindre l’incendie de l’austérité, elle ne fait que souffler sur les braises pour augmenter le feu. Ou comme le disait quelqu’un qui connaît la Troïka pour avoir négocié avec elle, quand nous sommes au fond du trou, elle exige que nous continuions à creuser. Résister à la pression 

14) Croire en un adoucissement des conditions du chantage financier après la réélection de Merkel, ou un réveil européen après la fin de l’intervention de la Troïka au Portugal en septembre 2013, est d’une naïveté confondante. Toutes les formations politiques allemandes, y compris dans l’hypothèse d’une alliance de Merkel avec le Parti social-démocrate SPD maintiendront la prédation financière. Le président de l’Eurogroupe qui est le ministre des Finances des Pays-Bas, est la preuve vivante que les sociaux-démocrates libéraux se comportent comme les escadrons prussiens de Merkel. Un nouveau gouvernement au Portugal ne pourra compter sur la bienveillance des institutions européennes, il ne devra compter que sur le soutien de son peuple et ses alliés naturels : les gauches populaires d’Europe. 

15) Le gouvernement des gauches doit présenter un accord sans ambiguïté : le jour où il arrivera au gouvernement, il aura toute la légitimité électorale voulue pour déclarer nul et non avenu le Mémorandum et pour commencer des négociations visant à réduire la dette. Si la proposition d’annulation de la dette n’était pas acceptée par les autorités européennes, la meilleure des réponses serait un moratoire unilatéral du paiement de cette dette, la négociation avec les différents créanciers pour qu’ils échangent les titres de la dette contre d’autres titres, d’une valeur inférieure liée à la croissance future, ainsi que le contrôle des capitaux. Comme le montre l’échec des coupes budgétaires en Grèce, si les autorités européennes n’acceptent pas de réduire la dette qu’ils possèdent, le capital financier continuera de vivre de ses rentes à leurs dépens. 

16) Le gouvernement des gauches devra être suffisamment fort pour imposer une révolution fiscale, créant ainsi les moyens d’une réorganisation du système productif, incluant la réindustrialisation du pays pour créer de l’emploi, la substitution des importations, la reconversion énergétique et écologique, en concentrant les investissements sur ces cibles. Là encore, une telle politique suppose s’attaque au capital financier. 

17) Dans ce contexte, le gouvernement des gauches doit se préparer au conflit, y compris aux pressions qui pourraient le forcer à sortir de l’euro. Dans A Dividadura (La dictature de la dette), l’ouvrage que j’ai publié en 2012 avec Mariana Mortága, nous écrivions clairement : « Dans le contexte actuel, la sortie de l’euro serait la pire des solutions et ne pourra être imposée que par la volonté du directoire européen. A partir de là, on ne peut accepter la pire des solutions que quand il n’y a plus d’autre choix, quand on a épuisé toutes les alternatives, quand c’est une question de survie. Il n’existe qu’une condition pour laquelle la sortie de l’euro serait nécessaire au peuple portugais, et elle ne peut être exclue : si par l’échec des règles et des institutions européennes, l’indépendance du Portugal était remise en cause, alors il n’y aurait d’autre solution que d’abandonner l’Union européenne et en conséquence l’euro, pour recouvrer sa capacité de décision. Et il est nécessaire que la majorité de la population soit d’accord avec cette réponse, afin de la lier à la force des mouvements sociaux et à la défense des intérêts des travailleurs. » Je maintiens le même point de vue. Nous devons nous préparer à tout, y compris au pire si cela s’avérait nécessaire. 

Sortir de l’euro ? 

18) Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une sortie facile de l’euro. S’il sortait de l’euro, le Portugal ne pourrait compter sur aucune faveur pour le protéger des conséquences. Il ne faut pas s’attendre à ce que le gouvernement allemand donne son feu vert à un nouveau prêt, qui ne serait soumis cette fois à aucune condition et d’un montant égal ou supérieur aux précédents, afin de favoriser la politique d’un gouvernement des gauches se trouvant dans l’obligation de sortir de l’euro. Et d’ailleurs, même si le gouvernement allemand voulait imposer cette sortie, il est peu probable qu’il la finance avant qu’il n’en ait fait un repoussoir pour les autres peuples. Cette hypothèse d’un « accord chevaleresque » paraît politiquement irréaliste. Aucune chevalerie ne régit le leadership de l’Europe, sinon des intérêts sociaux foncièrement autoritaires. 

19) Une sortie de l’euro menée sous les ordres de Merkel ou d’un gouvernement de droite voudrait dire une lutte de classes sans merci contre les travailleurs, pour transformer et accélérer à la fois le processus d’accumulation du capital et le bénéfice exclusif d’une partie de l’oligarchie. Et sans aucune garantie d’annulation de la dette. Au contraire dans ce cas, ce pourrait être une façon d’accentuer les transferts de revenus du travail au capital, via une austérité qui accélérerait violemment les ajustements structurels. La gauche qui se tromperait sur ce point ne mérite pas de survivre politiquement, car elle passerait du côté de l’austérité et s’en ferait le sauveur. Qui défend la sortie de l’euro sans annulation de la dette ne pourra résoudre le problème démocratique du Portugal. 

20) Dans la lutte contre la dette, si le gouvernement des gauches se voyait contraint de sortir de l’euro, il devra avoir à ses côtés le peuple tout entier, le mobiliser pour répondre aux menaces de Merkel et du capital financiers et être prêt à se soulever pour la démocratie. Les conséquences d’une sortie de l’euro sont si importantes qu’elles ne pourraient se justifier que dans le cas d’une situation nationale dramatique engendrée par la violence extérieure. Elles ne pourraient être assumées que par un gouvernement bénéficiant d’un consensus écrasant sur cette décision. Cette question politique sera toujours fondamentale, compte tenu des pressions et des difficultés que la conduite de ce processus impliquerait. Seul le pouvoir démocratique du peuple donnera la force nécessaire aux décisions à prendre dans ce contexte. Qui ignore cette menace et ces risques graves n’est pas préparé à gouverner, même pas un mois. 

21) La confrontation entre un gouvernement des gauches et le capital financier est mise de côté par ceux qui n’y voient qu’un simple slogan pour faire de la politique. Voilà pourquoi je pense qu’il est fondamental que ceux qui veulent travailler à la préparation d’un nouveau gouvernement des gauches présentent sans condescendance une proposition qui prenne en compte toutes les éventualités, comme les meilleures solutions pour chacun des problèmes qu’aura à résoudre au jour le jour ce gouvernement, y compris la sortie de l’euro et la dévaluation du nouvel escudo. 

22) Etudier comment contrecarrer les effets négatifs à court et moyen terme d’une éventuelle sortie de l’euro doit nécessairement inclure les risques suivants : 

a) Savoir que le Portugal court le risque d’avoir une monnaie, l’escudo, qui sera de fait très formelle pendant quelques mois et devra autoriser des transactions intérieures en monnaie étrangère (dont la circulation ira en diminuant) dépendant d’une Banque centrale européenne avec laquelle le Portugal pourrait entrer en conflit.  

b) Savoir que l’on court le risque qu’il y ait deux monnaies simultanément en circulation dans le pays pendant une longue période et qu’il y ait un mouvement de spéculation contre l’escudo. 

c) Savoir que les épargnants se sentiront menacés et lésés, et qu’ils pourraient réagir en retirant leurs dépôts en euros des banques. 

d) Savoir que l’impact immédiat de l’augmentation des prix des produits importés après la dévaluation de l’escudo ne pourra être compensé ensuite que par le rééquilibrage de la balance commerciale via l’augmentation des exportations qui dépendent du carnet de commandes. 

e) Savoir que les exportations sont terriblement sensibles au climat politique, aux cycles économiques et aux règles de financement qui connaîtront des restrictions. 

f) Savoir que les taux d’intérêt tendront à augmenter, avec pour effet une redistribution intérieure d’un rendement défavorable aux débiteurs, alors que dans le même temps l’inflation atteindra des niveaux inconnus ces dernières années, ce qui aura également un effet de redistribution défavorable aux salaires et aux retraites. 

g) Savoir que nous aurons une nouvelle définition légale des valeurs de la dette intérieure, y compris des dettes hypothécaires, avec ses conséquences sur les bilans bancaires. 

h) Savoir que les banques pourront être déclarées en faillite du fait de l’augmentation de la valeur en monnaie nationale de leurs dettes extérieures. Et si on les nationalisait, cela ne ferait qu’augmenter de façon significative la dette publique extérieure. 

i) Etudier les formes de redistribution à mettre en œuvre dans toute la société et les bénéfices que pourront tirer de la dévaluation tous les secteurs d’exportation. 

j) Procéder à une mise en adéquation institutionnelle pour le fonctionnement de la Banque du Portugal, celui de la CGD (Caisse générale de dépôts, la principale banque commerciale portugaise, une banque publique), et ppour toute l’administration du système financier. 

23) Cette étude portera également sur les conditions politiques nationales et européennes dans lesquelles le gouvernement des gauches prendra ses décisions : 

a) Vérifier quelles sont les majorités nécessaires pour prendre éventuellement cette décisión de sortie de l’euro, en tenant compte du pouvoir présidentiel et de la nécessité d’une majorité parlementaires qui pourra aller à l’encontre d’un éventuel veto présidentiel. 

b) Définir un nouveau modèle de change dans un contexte de conflit avec les autorités européennes et de leur hostilité éventuelle à inclure le Portugal dans les pays qui font partie de l’Union européenne tout en étant hors la zone euro. 

c) Vérifier que l’Etat portugais puisse juridiquement revendiquer son droit souverain à libeller sa dette en monnaie nationale, alors que les entreprises et les banques n’ont pas ce droit et, qu’en conséquence, leur bilan en sera affecté. 

d) Définir des nouvelles relations avec l’Union européenne, notamment pour mettre en œuvre une politique de protection de l’industrialisation, de création d’emplois et de renationalisation des biens communs stratégiques pour la gestion budgétaire. Des réponses précises 

24) Toutes ces menaces et toutes ces questions ont leurs réponses, aussi difficiles soient-elles. Aucune de ces réponses ne peut être réduite à un slogan. Les slogans sont inutiles et ne pourront remplacer la préparation minutieuse de ces réponses aux problèmes économiques et sociaux. Le slogan est un drapeau. Il faut faire de la politique avec des drapeaux, mais les drapeaux ne font pas les gouvernements. On ne peut évacuer la nécessité d’un gouvernement des gauches pour répondre à la question démocratique posée au Portugal, celle de la dette. Et pour ce faire, une stratégie victorieuse dépend d’un travail de fond pour préparer ces réponses, pour cerner toutes les difficultés et y faire face. 

25) Le réalisme est une des conditions de l’intelligence. Toutes les réponses réalistes exigent une politique économique que ne mène pas le Portugal mais qu’il doit mener : contrôle du crédit, intervention des pouvoirs publics dans le système financier, fiscalité mobilisant des ressources financières, stratégie de création d’emplois. Il n’est pas plus réaliste d’accepter le chantage de la dette que d’opposer à la Troïka des solutions fantaisistes. 

26) Voici ma conclusion : la seule feuille de route pour rassembler une majorité des gauches, c’est la lutte contre la dette. Un gouvernement des gauches ne pourra gagner que dans le cadre d’une alliance et cette alliance exige avec clarté l’annulation de la dette. Ce gouvernement doit se préparer à repousser toutes les pressions que ne manquera pas d’exercer le capital financier, et à prendre toutes les mesures qui seront nécessaires dans ce but, y compris la sortie de l’euro si cela s’avérait la seule solution. Cette préparation exige un travail détaillé et minutieux, qui doit réunir les meilleurs économistes de gauche. Ce travail reste à faire et mieux vaut commencer tout de suite. 

- Francisco Louçã est économiste. Militant de longue date et député du Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda) au Portugal, il a en été le porte-parole jusqu’à fin 2012.Cet article est repris du site de nos camarades de la Gauche Anticapitaliste

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