samedi 5 mai 2018

Le rapprochement des deux Corées et la gauche radicale en Corée du Sud, par Christophe Aguiton

La rencontre entre Moon Jae-in et Kim Jung-un représente un tournant dans les relations inter-coréennes et dessine une issue dans cette crise internationale. Elle est le résultat de la nouvelle situation créée par la destitution de la présidente Park Geun-hye. C'est l'occasion de faire le point sur la gauche radicale sud-coréenne qui a joué un rôle important dans ces événements. 

Vendredi 27 avril 2018, pour la première fois les premiers dirigeants des deux Corées se sont rencontrés sur la ligne de démarcation. Cet événement qui a fait la une de la presse mondiale a été suivi intensément par la population sud-coréenne qui a passé la journée devant la télévision, chez elle ou dans les nombreux cafés et restaurants du pays. Une très large majorité de la population, en Corée du Sud, a accueilli très favorablement ce début de rapprochement. 

Trois raisons principales expliquent ce soutien massif. La première est évidemment la crainte d’un conflit ouvert entre les deux Corées dont la population serait la première victime. Une motivation évidente mais qui n’est pas la plus importante. La Corée du Sud est habituée à la succession de crises avec le Nord, et les propos de ses dirigeants relèvent plus de la gesticulation que d’une réelle volonté belliqueuse. Le Nord cherche à se protéger de toute intervention américaine et va tenter de monnayer ses initiatives de paix sur le plan économique. 


La seconde raison renvoie au traumatisme et à la douleur d’une séparation qui a déchiré de très nombreuses familles ; le président sud-coréen Moon Jae-in est lui-même l’enfant d’une famille du Nord et ses parents se sont réfugiés à Pusan durant la guerre de Corée. Il est utile de rappeler que la séparation entre les deux Corées est bien plus stricte que celle qui a existé entre les deux Allemagnes : dans la très grande majorité des cas les familles séparées n’ont jamais pu se rencontrer. 

Dernière et tout aussi importante raison de ce soutien populaire, la crainte d’un effondrement du régime au Nord qui déstabiliserait toute la région, accentuerait les tensions entre les puissants voisins de la péninsule coréenne et pourrait conduire à une réunification qui se produirait dans des conditions extrêmement difficile. 

Rappelons tout d’abord que la péninsule partage une frontière, au Nord, avec la Chine mais aussi la Russie, que le Japon n’est qu’à quelques centaines de kilomètre et que les Etats-Unis ont aujourd’hui un contingent de 25 000 soldats stationnés en Corée du Sud. Impossible, dans ce contexte, d’ignorer le poids de ces « parrains » même si, nous le verrons, les paramètres spécifiques à la Corée sont tout aussi importants pour l’avenir de la relation intercoréenne. Il faut également rappeler que la Corée du Nord a 25 millions d’habitants (le Sud 50 millions) qui vivent dans un isolement quasi complet, avec un différentiel considérable en terme économique. 

Pour la Corée du Sud l’effondrement du régime de Pyongyang aboutirait à une situation infiniment plus difficile que celle qu’a connue l’Allemagne fédérale au début des années 90 quand elle a absorbé la RDA qui était quatre fois moins peuplée, avec une ouverture au monde et une économie bien supérieures à celle de la Corée du Nord. 

Pour le gouvernement sud-coréen, le patronat et la très grande majorité de la population il ne s’agit pas d’aller vers une réunification immédiate, mais d’initier un rapprochement qui ouvrirait une longue période de transition préalable à une réunification. 

Un nouveau contexte politique et social 

La rencontre des dirigeants des deux Corées a eu lieu dans un contexte social et politique nouveau en Corée du Sud. Depuis 2007 le parti issu de la dictature, le « Grand Parti National » qui s’est rebaptisé en « Parti de la Liberté de Corée », dirigeait le pays, la dernière présidente étant Park Geun-Hye, fille du dictateur Park des années 60 et 70. 

Le naufrage d’un ferry qui a causé la mort en avril 2014 de 300 lycéens a été un vrai traumatisme national, renforcé par les soupçons de corruption qui l’ont accompagné. Un traumatisme qui a largement entamé la popularité de Park. Mais c’est une affaire de corruption la concernant directement qui a été à l’origine d’une énorme mobilisation populaire, la « révolution des bougies », qui a vu des millions de manifestants descendre dans la rue pendant des semaines et qui a abouti à la destitution de Park en mars 2017. Deux mois plus tard, Moon Jae-in, du Parti Démocrate, a été élu et le Parti de la Liberté a perdu la majorité à la chambre. 

Pour les militants coréens, la force du Grand Parti National tenait à la persistance d’un système qui a vu des familles de l’establishment soutenir successivement l’occupation japonaise puis la présence massive des soldats américains. On peut voir encore, à Séoul, des manifestations de soutien à Park, avec des participants très âgés qui arborent des vestes où sont cousus, sur l’épaule droite un drapeau coréen sur la gauche un drapeau américain. Un système qui puisait sa force dans son lien aux « chaebols », ces conglomérats industriels, comme Samsung ou Hyundai, mais qui est en train de se déliter. 

Le Parti Démocrate est l’autre parti de l’alternance politique en Corée du Sud. Un parti dont les dirigeants ont été réprimés pendant la dictature, son ancien dirigeant Kim Dae-jun ayant fait l’objet de deux tentatives d’assassinat dans les années 70 puis été condamné à mort sous la dictature. La démocratisation du pays a permis aux démocrates de diriger le gouvernement de 1998 à 2007. C’est un parti libéral sur le plan économique, y compris dans sa volonté d’imposer plus de transparence aux chaebols, réellement démocratique sur le plan politique et favorable à une politique de détente avec la Corée du Nord, politique connue sous le nom de « Politique du rayon de Soleil ». 

Importance de la gauche radicale, sociale et politique 

A côté des deux partis de l’alternance politique, il existe en Corée du Sud une gauche radicale qui a joué un rôle très important dans la lutte contre la dictature et la création du mouvement ouvrier coréen, et dont les militants continuent à avoir un poids certain dans la vie politique et sociale du pays. 

A la sortie de l’occupation japonaise, il existait un mouvement communiste puissant dans le sud de la Corée, le Parti du Travail qui réunissait plusieurs centaines de milliers de membres, un parti très hostile à la création d’un Etat séparé au sud de la péninsule coréenne. Ce parti a été violemment réprimé par les troupes américaines, puis la guerre de Corée a achevé de le détruire, ses dirigeants se réfugiant au Nord. 

Ce n’est que dans les années 1980 qu’a pu se reconstituer une gauche radicale qui se renforcera tout au long de la décennie. Le point de départ de cette recomposition a été le soulèvement de la ville de Gwangju en mai 1980, soulèvement qui commença avec l’émergence d’un mouvement étudiant dénonçant la dictature et réclamant une réelle démocratisation du pays. Ce mouvement a été réprimé, mais il a été vite rejoint par une mobilisation générale de la ville qui se termina dans un bain de sang, l’armée coréenne ayant rétabli l’ordre au prix de milliers de morts. 

L’ampleur de la répression a produit une onde de choc dans les universités coréennes où va développer très vite un mouvement étudiant radical. Ces étudiants vont tirer du drame de Gwangju la conviction qu’il faudra une mobilisation de grande ampleur pour en finir avec la dictature, mobilisation à l’échelle nationale, mais qui doit aussi élargir sa base sociale en y incluant en particulier la classe ouvrière qui a connu, dans les années 80, une croissance très rapide, cette décennie étant celle de l’industrialisation du pays. 

Ce sont ainsi des milliers d’étudiants radicaux qui vont s’établir dans des usines qui recrutaient massivement à l’époque. Des étudiants qui vont construire des syndicats en s’appuyant sur un système de type corporatiste que l’on retrouve dans la plupart des dictatures et des pays à parti unique : le syndicalisme est obligatoire et regroupe les salariés par branche professionnelle et grande entreprise, ce qui permet aux militants de gagner des positions institutionnelles dans ces syndicats. 

La gauche radicale va être ainsi capable de gagner la majorité dans les deux principaux mouvements sociaux du pays, le mouvement étudiant et le syndicalisme ouvrier où les étudiants radicaux établis en usine vont construire la KCTU qui deviendra rapidement le principal syndicat du pays. 

La création d’un mouvement paysan basé sur de petits exploitants (la paysannerie représente 6% de la population active en Corée) qui rejoindra la Via Campesina, l’organisation internationale des paysans très active dans le mouvement altermondialiste et la lutte contre les accords de libre-échanges, va compléter le tableau. 

La gauche radicale coréenne se divise en deux familles, chacune d’entre elles ayant ses propres nuances et divisions. La première est connue sous le nom de « People Democracy » ou « PD ». Ce sont des militants qui considéraient que la lutte pour la démocratisation du pays doit aller de pair avec les revendications sociales, revendications qui ont été élargies dans les dernières décennies à l’écologie, le féminisme ou la défense des droits des LGBT+. Ils pensent également qu’il faut pour cela garder son indépendance, tant vis-à-vis du voisin nord-coréen que vis-à-vis du Parti Démocrate. Cette famille est cependant divisée en différents courants, plus ou moins radicaux. 

La deuxième famille, « National Liberation » ou « NL », est plus nombreuse et elle est composée de militants qui défendent l’idée que la libération nationale est la revendication principale, une libération qui passe par une lutte contre la dictature et la présence de troupes américaines dans le pays mais aussi par un processus d’unification des deux Corées. 

L’anti-américanisme va se développer après les massacres de Gwangju, les autorités américaines ayant facilité l’action de l’armée sud-coréenne. Les NL refusent également toute critique vis-à-vis de la Corée du Nord, que ce soit sur la question des droits humains ou sur les essais nucléaires. S’ils pensent utile de construire un parti indépendant, ils vont cependant appeler souvent à voter pour les candidats du Parti Démocrate comme moyen de réaliser la « première étape » de la libération nationale. 

Après la dictature, émergence et recompositions de la gauche radicale et des mouvements sociaux 

La dictature est tombée en 1987, après d’énormes manifestations étudiantes en juin de cette année dans ce qui a été nommé « Le printemps de Séoul ». Ce sera le début d’une effervescence sociale et politique, avec de très nombreuses grèves ouvrières et la création des syndicats qui se réuniront dans la KCTU quelques années plus tard. 

Mais ce n’est qu’une décennie plus tard qu’il fut possible de créer un parti de gauche sous l’impulsion de la KCTU, à l’image de ce qu’avaient fait les syndicats britanniques quand ils créèrent le « Labour Party » au début du 20ème siècle ou des syndicalistes brésiliens qui allaient avec Lula, dans les années 80, créer le PT, le Parti des Travailleurs. 

En Corée du Sud, ce parti, le DLP, « Democratic Labour Party », fût officiellement créé en janvier 2000 et il gagna rapidement en influence jusqu’aux élections parlementaires de 2004 ou il a obtenu 13% des voix et 10 députés, dans un système électoral uninominal à un tour. 

A la naissance du DLP les militants de PD y avaient une influence importante, mais l’arrivée massive de militants NL va changer les rapports de forces internes et de très fortes tensions vont aboutir à une scission en 2007, les militants de PD quittant le DLP et créant le NPP, « New Progressive Party ». Une division qui va peser sur les résultats électoraux : en 2008 le DLP obtint 6% des voix et le NPP 3% seulement. 

En décembre 2011 un regroupement partiel a eu lieu, le DLP fusionnant avec d’autres courants, y compris une aile du NPP pour créer le « UPP », « Unified Progressive Party » qui a obtenu 10% des voix et 13 sièges aux élections de 2012. Mais très vite l’aile PD du parti a scissionné en créant le « Parti de la Justice » et un an plus tard, en 2013, le gouvernement conservateur s’est appuyé sur des accusations de « complot nord-coréen » pour justifier la dissolution de l’UPP et la destitution des députés du parti. 

Lors des élections législatives de 2016 le Parti de la Justice a obtenu 7% des suffrages et 6 députés et 6% pour l’élection présidentielle de 2017 après la démission de Park, une élection où la pression pour le vote utile pour Moon Jae-in, le candidat de Parti Démocrate, était très fort, les militants NL soutenant Moon. 

Les mouvements sociaux vont eux aussi connaître après la dictature un développement important et un élargissement de leurs thèmes d’action. Des mouvements et associations écologistes, féministes ou pacifistes vont apparaître et se développer, remettant en cause le caractère central du mouvement ouvrier qui était jusque-là la norme. Plus récemment encore, les mobilisations de la « révolution des bougies » vont se structurer et s’étendre grâce à l’internet et aux réseaux sociaux, en s’appuyant sur les initiatives individuelles plus que sur celles des mouvements structurés. 

Aujourd’hui la situation des mouvements et organisations est très différente de celle qui existait à la chute de la dictature. La KCTU représente toujours une force importante, comme l’on montré les manifestations de rue du 1er mai de cette année, mais le centre de gravité de son action s’est déplacé, ce sont les syndicats d’entreprise qui jouent un rôle central, avec le risque de voir les revendications et mobilisations se disperser en fonction des réalités et des rapports de force entreprise par entreprise. 

Les partis politiques conservent un rôle important au moment des élections, mais leur capacité militante s’est beaucoup affaiblie. Il existe enfin toute une galaxie d’associations et de mouvements, mais les mobilisations réelles s’appuient sur l’implication des individus qui s’informent et se coordonnent sur internet, la situation nord-coréenne étant de ce point de vue similaire à ce que l’on peut observer en Europe. 

Responsabilités gouvernementales 

Parallèlement à cette chronologie complexe des différents partis et mouvements issus de la gauche radicale, un certain nombre de ses dirigeants ont rejoint la mouvance du Parti Démocratique et y ont atteint des positions importantes. Cela a été surtout le cas de militants issus des NL pour qui les appels à soutenir le Parti Démocrate lors des élections, dans une logique de vote utile, les a amené à se rapprocher de ses équipes et à s’y intégrer avec l’idée de pouvoir y faire carrière et de pouvoir peser sur les décisions importantes pour le pays. 

L’exemple emblématique de ces rapprochements est celui de Im Jong-seok, qui était un dirigeant NL important et est devenu le bras droit du président Moon Jae-in. Im Jong-seok a été à la tête de la fédération des étudiants coréens en 1989, il a ensuite été arrêté et condamné à cinq ans de prisons pour « atteinte à la sureté nationale » pour ses relations avec la Corée du Nord. Des années plus tard il a été maire adjoint de Séoul derrière Park Won-soon, un candidat progressiste indépendant qui a été élu en 2011 à la tête de la capitale du pays, avec le soutien du Parti Démocrate mais aussi du DLP. 

Quand Moon Jae-in a été élu en 2017 à la présidence de la République, il nomma Im Jong-seok au secrétariat de la présidence, ce qui a fait de lui le principal responsable de l’administration présidentielle. Dans la dernière période Im Jong-seok a pris en charge les contacts avec les responsables nord-coréens et a joué un rôle central dans la préparation de la rencontre du 27 avril entre Moon Jae-in et Kim Jung-un, le numéro un de Corée du Nord. 

Im Jong-seok est évidemment différent, aujourd’hui, du militant pro nord-coréen qu’il était à la fin de la dictature, mais, comme le dit Lee In-young, un autre responsable NL aujourd’hui dans l’administration présidentielle : « nous avons un regard lucide aujourd’hui, après avoir été en Corée du Nord », et il ajoute : « nous ne sommes pas des sympathisants nord-coréens, mais nous avons peut-être un cœur plus chaleureux et plus de patience que d’autres pour avancer vers la paix ». 

Grâce à ces militants issus des NL, Moon a une équipe qui a la confiance des dirigeants nord-coréens et qui comprend bien leur logique et leur discours. Il est évident que le conflit entre les deux Corées ne pourra se résoudre qu’avec l’accord, ou au moins l’absence de veto, de leurs grands parrains, Etats-Unis, Chine et dans une moindre mesure Japon et Russie. 

Mais Moon et son administration ont su saisir l’opportunité, à partir des jeux olympique d’hiver jusqu’à la rencontre du 27 avril, et le processus de paix, s’il réussit, devra beaucoup à cette capacité d’initiatives et à des militants qui, depuis plus de trente ans, ont joué un rôle très important dans la transformation de leur pays !

 * Christophe Aguiton, auteur de "La gauche du 21ème siècle, enquête sur une refondation", Editions La Découverte

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