jeudi 24 mars 2016

Classes laborieuses, classes dangereuses. De la France au Chili.


Quelle immense stupidité que de vouloir empirer une situation née d’un rapport esclavagiste en une pure maltraitance et réduction de l’être humain à une masse docile dénuée de toute protection ! Alors que l’histoire des luttes ouvrières ont permis que le rapport salarial puisse évoluer selon des conditions supportables et garantes de sécurité pour ceux et celles qui en sont les victimes, le gouvernement français s’acharne aujourd’hui à imiter un modèle dont l’échec semble être pour les autorités chiliennes leur plus grande source de joie. 

La réforme du code du travail, proposé par le gouvernement Hollande et ses confrères, détruit la dignité du travailleur-se pour la soumettre aux exigences de l’entreprise dont l’objectif essentiel est le profit, c’est-à-dire la fructification d’un capital par nature dominateur et impérialiste. Par la réduction des indemnités prud’homales ou l’augmentation du temps de travail au nom de la survie de l’entreprise, cette dernière est sanctifiée comme l’institution maîtresse d’une société hors de laquelle la vie est pur loisir ou divertissement. 

Le travail, comme abrutissement répété d’une tâche assignée, devient fin en soi et aller à son encontre, exercer un droit de grève ou déclarer un droit à la paresse, comme l’a très bien revendiqué Paul Lafarge, est un non-sens, voire une guerre déclarée à l’ordre vital du corps social. En devenant à la fois l’unité sacrée de la productivité d’un pays, le travailleur en est aussi son ennemi puisqu’il dispose d’une capacité de révolte dont la seule possibilité d’exercice fait trembler, de manière la plus infime qui soit, les tendances boursières. 

En France, il s’agit de le faire taire, ainsi que ceux et celles qui seront prochainement dans la même condition ; nous, jeunes. Ces derniers prenant conscience de l’impact direct que la réforme du code du travail va avoir sur leurs futures conditions de travail, il-les se sont mobilisé-es aux côtés des travailleur-ses pour constituer un mouvement social dont l’amplitude est à faire blêmir la force de lobby du patronat. 


Dans un contexte de scandales de collusion — notamment au sein des chaînes de supermarché et des marques de papier toilette — entre les grandes familles du Chili, qui contrôlent la majorité des grandes entreprises du pays, et une réforme de l’éducation qui accorde la gratuité de l’enseignement supérieur aux 50% les plus vulnérables de l’ensemble des étudiant-es1, sans toutefois remettre en cause le modèle néolibéral de l’éducation, qui a privatisé une majorité de l’enseignement et donne la possibilité aux établissements de se constituer comme entité à but lucratif, c’est-à-dire en entreprises, vendant une offre éducative dont la qualité a été mise en doute par de nombreuses études sociologiques2, le Chili connaît une certaine effervescence quant à la possibilité d’un changement structurel. 

Le système d’exploitation des lieux d’apprentissage où l’élève fait figure de ressource monétaire a déclenché la revolución de los pingüinos en 2006 au cours de laquelle de nombreux étudiant-es des collèges et lycées sont descendu-es dans la rue afin d’exiger une éducation gratuite, de qualité et équitable. Ce mouvement a connu son apogée en 2011 lorsque les étudiant-es, cette fois-ci des collèges et universités, ont occupé pendant plus de six mois leur établissement en organisant de nombreuses assemblées et en s’appuyant sur une forte mobilisation à la racine d’un mouvement politique d’ampleur. 


Malgré ces deux années emblématiques du mouvement étudiant chilien, le gouvernement de coalition de la Concertación, qui regroupe majoritairement la démocratie chrétienne et le parti socialiste, ainsi que sa nouvelle variante qu’est la Nueva Mayoría au pouvoir, intégrant en plus le parti communiste, et la droite au pouvoir sous le gouvernement de Sebastián Piñera — 688e fortune mondiale3 — de 2010 à 2014, ont maintenu un statu quo depuis la fin de la dictature en 1989, ne réformant que superficiellement ce que Pinochet et son juriste Jaime Gúzman se sont efforcés d’inscrire dans le marbre. Cette continuation structurelle avec la dictature, par peur d’une réplique brutale de la droite, toujours propriétaire des immenses richesses du pays, n’a pas connu de rupture idéologique avant l’intervention des étudiant-es, qui ont eu l’audace de rejeter sans concession le modèle néolibérale hérité de la dictature, plutôt que d’en proposer d’infinitésimales réformes au nom d’une prétendue sauvegarde de la stabilité politique. 

Ce mardi 22 mars 2016 de nombreux étudiant-es ont décidé de se joindre à la grève générale convoquée par la Confédération Unitaire des Travailleurs (Confederación Unitaria de los Trabajadores, CUT), dont la présidente, Bárbara Figueroa, est une militante du parti communiste depuis ses 15 ans ; situation qui pose certaines difficultés au vu de la présence de ce même parti au sein de la coalition gouvernementale. 


La manifestation de ce mardi, qui a réuni à Santiago environ 75 000 personnes, fut organisée à l’appel de la CUT qui exige une meilleure reconnaissance du rôle syndical dans l’entreprise par la réforme du travail entrée au Congrès le 29 décembre 2014, et toujours en processus de discussion. La centrale syndicale a également souhaité élargir ses revendications pour y inclure celles de la fin du système privé d’administrations des fonds de pension (AFP), qui gère de manière spéculative les capitalisations individuelles des travailleurs qui essaient souvent vainement d’épargner pour leur retraite, et d’une nouvelle constitution ; ces derniers étant tous deux d’autres héritages pesants de la dictature4

La discussion à propos de la réforme du travail est relativement complexe, d’autant plus qu’elle a pour objet un texte en continuel changement que chaque acteur politique souhaite modifier selon ses intérêts après plus d’un an de négociations au Congrès. Loin d’être une réelle régression dans le droit du travail, comme c’est le cas en France, le Chili fait plutôt face à une réforme qui ne fait que peu évoluer la situation déjà mal en point. Voici quelques points du texte législatif toujours en négociation et encore susceptibles d’être modifiés. 


Les débats ont surtout porté sur le rôle des syndicats au sein de l’entreprise. L’ancien code du travail autorisait le remplacement des ouvriers en grève par d’autres travailleur-ses disposés à prendre leur place. Cette mesure est prohibée avec la réforme, mais l’employeur reste toutefois libre de réaliser ce qui est appelé des remplacements internes, c’est-à-dire d’utiliser des employé-es non-grévistes pour les faire travailler aux d’horaires qui ne sont pas les leurs et ce pour le bon fonctionnement de l’entreprise. Ce point de la loi est très discuté au sein de la coalition gouvernementale, notamment entre les députés communistes, opposés à la mesure, et les députés de la démocratie chrétienne qui ont supposément fait pression sur la Présidente Michelle Bachelet afin d’introduire cette modification d’article5


La négociation collective est, de plus, toujours réduite à une négociation au sein de l’entreprise même et ne peut être élevée à un niveau supérieur que sur décision de l’employeur. Par ailleurs, les salariés ne disposent du droit de grève qu’en cas de tenue d’une négociation collective préalable. Les travailleurs du secteur public sont encore privés du droit de négociation, ce qui en fait les grands exclus de cette loi, comme l’a explicitement dit la Présidente du syndicat qui les représente6. Ce qui a été négocié jusqu’à présent au sein d’une entreprise privée peut être revu à la baisse si l’employeur déclare de « mauvaises conditions économiques ». 

Le texte comprend une autre mesure digne d’une proposition macronienne appelée « pacte de flexibilité ». Celle-ci stipule que si les 50% + 1 des salariés non-syndiqués donnent leur accord, ce pacte pourra s’appliquer unilatéralement à tous les travailleur-ses de l’entreprise, sans nécessaire approbation de l’inspection du travail. Ce pacte porte sur tous les droits inclus dans le Code du travail et signifie donc que cette mesure est capable de déroger à la législation en vigueur et de mettre en place des normes peu précautionneuses de la santé et de la protection des salariés. Le droit de grève est encore considéré comme une procédure de la négociation collective et, en aucun cas, un outil de protestation des travailleur-ses. Certes, certains points présentent une certaine avancée comme l’interdiction de recrutement de travailleur-ses extérieurs à l’entreprise afin de remplacer les grévistes. 

Néanmoins, les « services minimums » de l’entreprise doivent être garantis, ce qui signifie que le droit de grève peut être suspendu, après autorisation de l’inspection du travail, s’il est jugé que l’arrêt du travail peut mettre en péril « les biens et installations de l’entreprise ». De plus, les bénéfices obtenus au cours de la négociation collective ne peuvent être étendus aux autres salarié-es qu’avec l’accord du syndicat et de l’employeur, remplaçant ainsi une mesure qui ne nécessitait que l’accord du patron afin d’appliquer le résultat des négociations à tous les employés, ce qui avait pour effet un découragement à la syndicalisation7


Si la loi ne marque donc pas une récession absolue du droit du travail, son avancée est mineure, d’autant plus si l’on considère l’état actuel du code du travail chilien. Ce qui s’annonçait comme une réforme en rupture avec les restes fumants de la dictature continue à attiser des braises dont les fumées sont les mobilisations de plus en plus importantes qui investissent la rue. 

La jonction entre les étudiant-es et les travailleur-ses se fait au travers d’un refus sans concession de ce que Pinochet et ses juristes ont livré comme testament à leur pays. Si en France le regard va vers le futur et ses ternes espérances, au Chili, la situation exige un travail de mémoire sur ce qui fut et continue bien malheureusement à être par l’intermédiaire d’une classe politique inamovible, figée par la peur de briser le statu quo d’une société construite par la dictature. 

Dans les deux situations, l’union entre travailleur-ses et étudiant-es ne peut être que positive, même si chaque pays va dans un sens contraire à l’autre ; le gouvernement français souhaitant imiter la législation chilienne, quand la population du Chili veut rompre avec un modèle qui leur a prouvé son inhumanité et inefficacité. 

Pablo, militant d'Ensemble!

1“¿Quiénes podrán acceder a la gratuidad en educación superior en 2016?”, Universa Chile, <http://www.universia.cl/quienes-podran-acceder-gratuidad-educacion-superior-2016/reforma-educacion-superior/at/1129775> [consulté le 22/03/16].


2Pour plus d’informations, voir notamment BELLEI, Cristian, El gran experimento. Mercado y privatización de la educación chilena, LOM Ediciones, 2015, <http://www.lom.cl/08351693-1ee3-4023-9dfd-e4d22d86403f/El-gran-experimento-Mercado-y-privatizaci%C3%B3n-de-la-educaci%C3%B3n-chilena.aspx>.



4“La CUT sale a la calle a manifestarse contra reforma laboral”, El Mostrador, 22/03/2016, <http://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2016/03/22/la-cut-sale-a-la-calle-a-manifestarse-contra-reforma-laboral/> [consulté le 22/03/16].


5“Reforma laboral: Bachelet cede ante senadores DC y acepta reemplazo interno en huelga”, El Mostrador, 02/03/16, <http://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2016/03/02/reforma-laboral-bachelet-cede-ante-senadores-dc-y-acepta-reemplazo-interno-en-huelga/> [consulté le 22/03/16].


6“Vicepresidenta ANEF y Reforma Laboral: “Se olvidaron de nosotros””, Radio Uchile, 15/03/16, <http://radio.uchile.cl/2016/03/15/vicepresidente-de-la-anef-y-reforma-laboral-el-gobierno-se-olvido-de-nosotros> [consulté le 23/03/16].



7BREGA, Carla, DONIEZ, Valentina, “Proyecto de Reforma Laboral, Síntesis de los principales puntos en discusión”, Ideas para el Buen Vivir, Fundación Sol, N°5, Septiembre de 2015, p. 8-9-10, rapport consultable à cette adresse <http://www.fundacionsol.cl/wp-content/uploads/2015/09/IBV5-Final1.pdf>.

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