dimanche 12 octobre 2014

Guerre au Moyen-Orient. Éléments de discussion, par Francis Sitel (Ensemble!)


C'est bien une nouvelle guerre qui est engagée en Irak et Syrie. Faut-il dire, comme titrait un article de l'Humanité, « une guerre de plus pour Washington » ? Le risque d'une telle formule est de relativiser ce qui se joue, et de tout réduire à la seule dimension impérialiste (états-unien de surcroît). Bref, d'étouffer de dérangeantes interrogations par de sécurisants clichés. 

Or, par guerre on désigne autre chose qu'une opération militaire, même d'envergure. Et qui dit guerre, dit inévitablement grands bouleversements et fortes perturbations. Parce que la guerre provoque de brutales clarifications, et aussi déchaîne désinformation et manipulation, créant confusion et égarements. D'où la nécessité, face à des réalités complexes, voire déroutantes, d'ouvrir des pistes de réflexion, d'assumer la discussion avec ses possibles désaccords.

Est-ce, comme les précédentes, une guerre voulue et orchestré par l’impérialisme ?


Les États occidentaux, les États-Unis au premier chef, mais aussi le Royaume Uni et la France, sont responsables de la situation que connaît l’ensemble de la région. Du fait de leurs interventions répétées pour configurer les différents États, de leur complicité active avec la politique de l’État israélien, et par la catastrophe qu'a provoquée l'occupation de l'Irak par le États-Unis. Cet interventionnisme politique et militaire a pour fonction de défendre les intérêts économiques et stratégiques des puissances occidentales, des grands groupes capitalistes et de l’impérialisme. 

Cela veut-il dire que l'intervention actuelle découle mécaniquement des précédentes, directement conforme à la défense de la domination occidentale sur l'ensemble de la région ? 

Compte tenu du développement du chaos régnant ne faudrait-il pas plutôt prendre en considération la formule d'un analyste selon laquelle « les Occidentaux ne savent plus où donner de la tête » ? ° D'abord, parce que dans le contexte actuel tout ne se décide pas à Washington, loin de là. La complexité de la situation tient à la multiplicité des acteurs, chacun intervenant en fonction d’importantes marges de manœuvre. 

Du fait même de l’affaiblissement des États-Unis, qui résulte en particulier de leur échec en Irak, les puissances régionales que sont l'Arabie saoudite et l'Iran, Israël, la Turquie, voire le Qatar et les Émirats, sont en capacité de jouer leur propre partie et défendre leurs intérêts spécifiques.

L'autre facteur décisif est l'onde de choc des révolutions arabes qui,malgré les coups d'arrêt qui leur ont été portés, continuent à agir. Si la Syrie se trouve être l'épicentre de la crise, c'est que la révolution syrienne s'est trouvée confrontée à deux contre-révolutions d'une extrême brutalité. Celle du régime de Bacher al-Assad qui a déchaîné contre son propre peuple, et au prix de la destruction du pays, une véritable guerre. Et celle de la composante se revendiquant d'un islamisme politique radical et qui allait devenir l’État islamique. Situation spécifique qui a conduit la Syrie à devenir un champ de forces antagoniques s'affrontant militairement. 

Si l'on évoque la notion d’interventionnisme, il ne faut pas oublier qu'en Syrie l’intervention des Occidentaux a jusqu’à présent plutôt relevé de la gesticulation, alors que le régime de Bachar al-Assd ne serait plus en état de nuire s'il n'avait reçu le soutien massif de l'Iran, via le Hezbollah libanais, et de la Russie par sa diplomatie et ses livraisons d'armes. 

Enfin, sur cet échiquier complexe et sanglant, l'EI signifie l'irruption d’un nouvel acteur, qui bouleverse la donne en ce qu'il défend un projet qui lui est propre. Son offensive éclair qui lui a permis de conquérir Mossoul, et de menacer à la fois Bagdad et le Kurdistan irakien, a révélé sa puissance militaire et ses ambitions politiques, le propulsant comme ennemi numéro 1 commun à des composantes par ailleurs adversaires. 

De quoi l'EI/Daech est-il le nom ? 

L'EI ou Daech est présenté soit comme un groupe islamiste parmi d'autres, tout juste plus radical et violent que ses compères, soit comme une force démoniaque surgie d’un enfer moyenâgeux. Sans doute faut-il accepter de l'analyser comme un acteur politique important et spécifique, qu'il convient de prendre très au sérieux. Ce que font ceux qui lui ont déclaré la guerre (autre chose étant de savoir si ceux-là ont capacité et volonté de mener celle-ci avec compétence). 

On peut noter quelques éléments : 

A la différence d'Al Qaïda, l'EI inscrit dans son nom un projet d’ordre étatique. Abolissant la frontière entre l'Irak et la Syrie il a créé espace stratégique (économique, social, politique et militaire), qui lui assure des ressources (le pétrole en particulier) et établit son autorité sur une population d’environ 8 millions d’habitants. Sur cette aire géographique, appelée à s'accroître, il met en œuvre une politique qu'on peut caractériser d'épuration ethnique, consistant à persécuter, massacrer et chasser tous les groupes non conformes à son projet politico-religieux (chrétiens, yézidis, kurdes, chiites, sunnites récusant son idéologie...). 

Son efficacité militaire - qui lui a permis de balayer une armée irakienne mise sur pied par les États-Unis, de refouler les soldats kurdes, peut-être de résister aux frappes de la Coalition -, lui donne un rayonnement politique qui lui assure d'importantes possibilités de recrutement de volontaires dans le monde musulman sunnite, y compris au sein des communautés musulmanes en Europe. 

Son projet de Califat, qui signifie qu'il en appelle à la solidarité totale de l'ensemble des "vrais " musulmans, paraît être le fait d'illuminés, mais il fait jouer des ressorts non négligeables dans un monde largement déboussolé et déstructuré par des décennies de capitalisme sauvage et d'impérialisme aveugle. EI parie sur les replis identitaires et actionne la spirale des affrontements confessionnels : entre populations de la région, entre sunnites et chiites, entre Orient des "vrais" musulmans et un Occident présenté comme ayant partie liée avec les chrétiens, les juifs et les "mauvais" musulmans... 

Le grand risque de l’actuelle intervention de la Coalition est que, faute de vision stratégique et de clarté quant à ce que sont ses véritables objectifs, elle fasse tomber dans le piège de valider l'inéluctabilité d’un tel "choc civilisationnel " : « On est dans un cercle vicieux, quoi qu'on fasse, explique Pierre-Jean Luizard, on est entraîné dans la spirale communautaire et confessionnelle. Je crains que ce plan n'ait été celui de l'Etat islamique : nous entraîner dans une lutte confessionnelle où nous n'avons rien à faire, pour nous faire apparaître comme les ennemis de l'islam sunite ». 

Pour les forces progressistes, quels défis relever ? 

La condamnation de la politique impérialiste et celle des régimes réactionnaires de la région représente une exigence impérative, sous peine d'ajouter la pire confusion à celle déjà régnante. Mais la difficulté est que cette démarcation décisive ne doit pas se traduire par une relativisation de la dénonciation de l'EI, dont on doit dire qu’elle représente une menace majeure, pour les peuples de la région et au-delà, en ce qu'elle porte un risque de déchaînement d’une barbarie hors contrôle. La difficulté est donc de ne pas relativiser l'une au nom de l’autre, puisqu'une fois encore la réalité confirme que l’ennemi de notre ennemi n'est en rien un ami fréquentable. 

Dans ce bouleversement la boussole est la solidarité avec les peuples victimes des violences en cours. Aujourd’hui, concrètement, il s'agit des populations sauvagement agressées par l'EI : les forces démocratiques syriennes, les Kurdes d'Irak et de Syrie, les minorités religieuses et politiques dans les zones sous occupation de l'EI... 

En situation de guerre, le pacifisme ne peut représenter une réponse effective, ce pourquoi l'appel à ce que soient fournies aux forces combattantes l’armement dont elles ont besoin pour affronter un ennemi fortement armé (l'armée de Bachar al-Assad et l'EI) est indispensable. 

Cet appel au soutien militaire inclut-il présentement l’acceptation des frappes de la Coalition? 

C'est là une question difficile, sur laquelle des réponse opposées sont présentement inévitables. 

La guerre n’apporte pas par elle-même une solution politique. La dimension décisive d'une telle réponse politique, telle qu’avancée par la résolution d’Ensemble !, est d'articuler des exigences qui font système (alors qu’on voit que d'autres forces de gauche ne les assument pas dans leur cohérence, voire apportent des réponses opposées à certaines d'entre elles). 

L'intégration des droits des populations sunnites d'Irak, contre la mainmise chiite sur le pouvoir à Bagdad, d'où la nécessité d'une autre constitution que celle qui a été concoctée avec les États-Unis. 

La volonté de se débarrasser du régime de Bachar al-Assad pour permettre l'instauration de la démocratie. 

Le respect du droit à autodétermination des populations kurdes. 

Le respect des droits du peuple palestinien aujourd’hui bafoués par le pouvoir israélien. 

Une mobilisation antiraciste pour combattre la stigmatisation dont sont victimes nos concitoyens musulmans. 

L’articulation de ces réponse peut seule permettre de rompre la spirale des affrontements confessionnels et ouvrir une perspective de paix et de démocratie, respectueuse des droits des diverses communautés, et de progrès social pour l’ensemble de la région

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