jeudi 13 février 2014

Révolte sociale en Bosnie-Herzégovine : « Qui sème la misère récolte la colère », par Catherine Samary

Le printemps est en avance sur le froid qui règne. Nul ne sait jusqu'où ira l’explosion sociale et démocratique. Mais dores et déjà, on sait qu'elle laissera des traces profondes et pourrait faire tâche d'huile: les peuples de la région commencent à voir «ce qui fait système», tant dans les griefs que dans les aspirations exprimées. 

De la dénonciation des « privatisations criminelles » on pourrait voir émerger celle des institutions euro-atlantistes qui les ont encadrées. La Bosnie-Herzégovine, véritable mini-Yougoslavie, a été particulière déchirée et détruite par la décomposition de l’ex-Fédération, ce qui n'a pas effacé des relations régionales (voire familiales et nationales) étroites. Aux années 1990 de «transition guerrière» – dont trois ans de nettoyages ethniques et quelque 100 000 morts – se sont ajoutés les désastres de la «transition pacifiée» – dépendance étroite envers le capital étranger, avec les nouvelles banques privées –, mais aussi d’un contrôle euro-atlantiste plus visible qu'ailleurs. 


Entre 2003 et 2008, la dépendance croissante des Balkans de l'Ouest envers l'UE a pu être perçue comme bénéfique. Mais en Bosnie-Herzégovine, il n'y avait pas même un Etat capable de se légitimer sur des bases nationalistes. L’unité du pays a été maintenue aux forceps. Sa constitution, rédigée à Dayton (USA), en 1995, est toujours en vigueur, reflétant le découpage ethnique par la guerre. L’Etat reste enlisé dans une pseudo « souveraineté », sous domination internationale, incarnée notamment par le « Haut-Représentant » de l'ONU, aujourd'hui européen, véritable «pro-consul». Les nationalistes croates et serbes menacent périodiquement de sécession et bloquent tout dépassement des divisions ethniques, ce qui se traduit aussi par des discriminations envers les citoyen-nes (notamment Roms et Juifs), qui ne font pas partie des trois peuples reconnus par la constitution (Bosno-Serbes, Bosno-Croates et Musulmans dits Bosniaques – tous citoyen-nes bosniens). 

Vers le dépassement des clivages nationaux 

Pourtant, l’an passé, la première source de mobilisations massives a dépassé les clivages nationaux: la «révolution des bébés» a dressé les citoyen-nes de toutes les «entités» contre l'incurie des partis au pouvoir, incapables de s’entendre sur les fiches d'immatriculation personnelle, empêchant notamment une petite fille de six mois de se faire soigner à l’étranger. 

En même temps, le pays a plus de 40% de chômeurs-euses (plus de 60% pour les jeunes). Son appauvrissement est massif face à une corruption endémique. Après une forte récession (2009), il n'a connu que stagnation et reculs, jusqu'en 2013, en écho aux difficultés de ses voisins et principaux partenaires commerciaux – Slovénie, Italie et Croatie. 

Le FMI, qui avait conditionné ses « aides » à la résolution d'une crise gouvernementale durant 15 mois, est revenu à la charge, en septembre 2012, pour exiger réformes structurelles, austérité et privatisations, notamment dans les secteurs de l’assurance maladie et des retraites. 

Ces attaques s'ajoutent aux années de privatisations, aujourd'hui dénoncées comme «criminelles» – notamment dans la région la plus industrielle de Tuzla, d'où est partie l'explosion sociale: entre 2000 et 2010, d’anciennes entreprises publiques, qui employaient la majorité de la population, ont été vendues à des propriétaires privés qui ont cessé de payer les travailleurs-euses, déposé leur bilan et bradé les actifs – sous le contrôle de l’Agence cantonale pour la privatisation. Un grand nombre de salarié-e-s n'ont dès lors plus bénéficié de cotisations sociales. Ils sont aujourd’hui privés de droits sociaux, notamment de la possibilité de prendre leur retraite, car ils n’ont pas le nombre minimum d’années de cotisation requis. 

Politisation de la révolte 

Dès le troisième jour de «révolte», les mots d’ordre politiques ont fait leur apparition. De Tuzla, le mouvement s'est étendu vers Sarajevo, Bihac, et d’autres villes. Les assemblées qui se multiplient élaborent des cahiers de revendications. Cet exercice de démocratie directe s’exprime sur les réseaux sociaux et suscite aussi d’autres assemblées qui réunissent jeunes et vieux – les plus âgé-e-s n'étant pas les moins déterminés: la presse a cherché à discréditer le mouvement, parlant de hooliganisme et d’agitateurs venus d'ailleurs. 

La réponse du «Front», qui s'est établi hors de tout partis politiques a été claire: «qui sème la misère récolte la colère». Et celle-ci est en train de se transformer en force auto-organisée. 

«Nous qui sommes descendus dans la rue, nous exprimons nos regrets pour les blessures et les dommages causés, mais nous exprimons aussi nos regrets envers les usines, les espaces publics, les institutions scientifiques et culturelles, les vies humaines détruites par les actions de ceux qui sont au pouvoir depuis vingt ans»
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Les travailleurs et les citoyens de Tuzla appellent à : 

- maintenir l’ordre public et la paix par une coopération entre les citoyens, la police et la protection civile pour éviter la criminalisation, la politisation et la manipulation des manifestations; 
- la mise en place d’un gouvernement technique, composé d’experts apolitiques, n’ayant jamais eu de poste gouvernemental [dans] le canton de Tuzla jusqu’aux prochaines élections (…). [Il] soumettra chaque semaine des rapports sur son travail et des propositions. Tous les citoyens intéressés pourront suivre [son] travail; 
- [A propos des privatisations] (…) Le gouvernement pourra confisquer les propriétés acquises frauduleusement, prononcer l’annulation des accords de privatisation, rendre les usines aux travailleurs et recommencer la production dès cela sera possible; 
- l’égalisation des salaires des représentants du gouvernement avec ceux des travailleurs du secteur public et privé, la fin des primes de toutes sortes et l’arrêt du paiement des salaires des ministres et autres représentants dont le mandat a pris fin.
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Catherine Samary (pour SolidaritéS)

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